9 décembre 2022

Tobias Delius Daniele D'Agaro Giovanni Maier Zlatko Kaucic/ Rick Countryman Christian Bucher Johnny Alegre Tetsuro Hori/ Richard Scott/ Maria Radich Maria Do Mar Anna Piosik Carla Santana Helena Espvall Joana Guerra

Disorder at The Border Plus Tobias Delius Daniele D'Agaro Giovanni Maier Zlatko Kaucic Kataklisma Fundacja Sluchaj/ Klopotec
https://sluchaj.bandcamp.com/album/kataklisma

Disorder at the Border est le trio du saxophoniste et clarinettiste Daniele D’Agaro et du contrebassiste Giovanni Maier, tous deux italiens, avec le batteur slovène Zlatko Kaucic et le saxophoniste Néerlandais Tobias Delius en invité "Plus". J’ai déjà couvert le précédent album de Disorder at the Border « Plus » en compagnie du bassiste Ewald Oberleitner, il y a presqu’un an. Voici mon impression d’alors : « C’est bien justement ce qui se passe dans ce merveilleux trio de jazz improvisé « modal – free » sans prétention peut – être, mais ô combien communicatif, chaleureux et finalement réussi. Un jazz libre de partage, d’émotions sincères et d’ouverture ». Je ne vais pas me répéter, mais plutôt insister. Leur manière d’envisager le jazz libre est aventureuse et lyrique que ce soit dans la longue suite de 40 :11 (The Spartno Odissey) que dans les trois improvisations concentrées qui suivent : Calls From Ithaca (7:32), Polypheumus (5 :09) et Kataklisma (4 :03). Leur musique libre est basée sur le dialogue pour lequel chaque improvisateur, qu’il soit souffleur, contrebassiste ou batteur, se place sur un pied d’égalité , l’autorisant à prendre l’initiative en inventant entièrement sa partie dans un flux d’échanges, d’interactions et une mise en commun des idées et propositions qui circulent et se relaient de main en main. Pour ce faire, non seulement, chacun est profondément indépendant des autres tout en cherchant à faire coïncider les lignes, courbes, spirales et pulsations dans un puzzle vivant et kaléïdoscopique. Le trio développe une narration évolutive, haussant graduellement la tension, imprimant morsures et déchirures dans les fils de la pâte sonore ou se focalisant sur un partage délicat et aéré (cfr minute 27 et suivantes du n°1) qui décolle vers des échanges plus vifs, sursauts mordants, pépiements volatiles, étirements dans l’aigu de la clarinette et atterrit dans une polyphonie fracturée par de multiples rebonds . Un vecteur est déterminant : le free drumming de Zlatko Kaucic construit flottements, cascades, frottements discrets, coups épars, actions pointillistes et détaillées sur ses accessoires percussifs, polyrythmie éclatée, etc... (cfr intro de n°2 Calls for Ithaca). Dans ce morceau les deux souffleurs au jeu anguleux et saturé à souhait entremêlent leurs accents, bribes mélodiques, intensités lyriques et volutes fragmentées. Les voix de Tobias Delius et Daniele D’Agaro s’interpénètrent dans une trame toute en rebondissements, contrechants et torsions des motifs créés en poussant les articulations vivaces de leurs coups de becs et d’anches jusqu’au growl giratoire truffé d’harmoniques suggérant un thème imaginaire camouflé par leur rage de jouer et entraîné inexorablement par le drive glouton du batteur. D’Agaro a tout à gagner en se commettant avec un puncheur comme Delius. Dans ce contexte, le travail obstiné du contrebassiste prend tout son sens, ancrant tant les subtilités et les embardées de ses trois collègues dans les limons d’une terrienne réalité et une perspective orchestrale suggérée par les improvisations des deux souffleurs. Une attention est accordée à diversifier les formes, les affects et les trouvailles individuelles par un sens très sûr de l’intermezzo, de l’interruption abrupte, ou d’une évolution créative de la continuité jusqu’à ce que son paysage soit entièrement transformé. Leur méthode est très inspirante. De véritables improvisateurs aux prises avec les cul-de-sac de l’inventivité qu’ils subliment et évitent à merveille. Cette maestria et ce savoir-faire élèvent la qualité leur musique collective bien au-delà de leur originalité individuelle intrinsèque d’artisans sincères du jazz libre improvisé dans l’instant. Rien de tel que le travail d’équipe.

River People Sol Expression Rick Countryman Christian Bucher Johnny Alegre Tetsuro Hori Chap-Chap Records CPCD-024
https://chapchaprecords.bandcamp.com/album/river-people-sol-expression

Le batteur Suisse Christian Bucher et le saxophoniste alto américain Rick Countryman n’en sont pas à leur premier coup d’essai chez Chap Chap Records dans leur démarche free – jazz . Leur trajectoire enregistrée a débuté en 2016 sous les auspices du label Improvising beings de Julien Palomo en compagnie du contrebassiste Simon Tan : Acceptance – Resistance ib 53, un beau témoignage d’un free jazz intense et calibré « made in Philippines Islands ». En effet, Rick Countryman provient de la galaxie Bert Wilson – Sonny Simmons (SoCal) et est établi à Manille depuis des années. Sur place, lui et ses camarades se sont construits un espace vital attirant bien des spectateurs enthousiasmés par l’énergie et l’engagement physique et spirituel de leur musique libre. Très vite, plusieurs enregistrements live incandescents en trio ont suivi avec le légendaire batteur Sabu Toyozumi et Simon Tan, sur le label Chap Chap de Takeo Suetomi, le supporter number one du batteur nippon : the Center of Contradiction (CPCD-012), Prelude and Prepositions (CPCD-013). Chap Chap s’est ensuite emballé avec le tandem Rick- Sabu : Blue Incarnation avec la joueuse de Kulintang Tusa Montes (CPCD-015), Future of Change avec le saxophoniste Yong Yandsen (CPCD-017) et le binôme Bucher-Countryman avec Simon Tan et le tromboniste Isla Antinero dans « Extremely Live in Manila » (CPCD-014). L’hémorragie continue avec les brûlots comme Misaki Castle Tower (duo Rick- Sabu), Chasing The Sun (Sabu en Solo), The First Bird (Rick Solo). Jya-Ne (No Label avec la mention Manilla Free Jazz) de Sabu Toyozumi avec Countryman et Simon Tan auxquels s’ajoutent Isla Antinero et la chanteuse Stella Ignacio pour une longue et intense demi-heure. Sont publiés aussi une série de CD’s chez le britannique FMR : Empathy, reAbstraction, Blue Spontaneity, I Am Village, Once, Turtle Bird, The Malaysia Live Fact Session et Once, albums où les deux batteurs, Sabu Toyozumi et Christian Bucher interviennent alternativement avec d’autres comparses comme Simon Tan ou Yong Yandsen au saxophone ténor. Je ne vous dis que cela. L’album Future of Change en trio avec Sabu et Yong Yandsen est sûrement le plus intensément allumé / hallucinant de toute cette saga countrymanienne.
Saxophoniste alto volubile avec une belle sonorité, Rick Countryman s’insère dans le continuum afro-américain, la lingua franca post-Bird / Ornette / Dolphy / Mc Lean exacerbant le timbre de leur instrument fétiche pour incarner le blues cosmique, étirant les notes, les vocalisant, incarnant le cri avec sensibilité et un lyrisme forcené avec autant d’outrances que de logique. Au fil de ses enregistrements successifs, on perçoit clairement une fuite en avant abrasive, complètement libertaire avec autant de hargne que de fluidité. Dans cette formation avec la contrebasse de Tetsuro Hori, la guitare de Johnny Alegre et la batterie de Christian Bucher, le souffle impétueux se situe au centre de l’attention, focalisant toute l’énergie sur le fil du rasoir de l’anche chauffée à blanc et la puissante vibration de la colonne d’air aux traits marqués par le blues et des altérations ataviques authentiquement afro-américaines. Le déchiquetage de l’élan mélodique avec une articulation décalée et virulente du phrasé, est accentuée par des effets sonores aigu-grave mordants et maniaques, accents désespérés de la dernière chance, et une facilité lyrique brûlante. L’urgence incarnée !! Le batteur accumule traits souples et élastiques, attentif aux variations d’intensité du souffleur au bord de la rupture, ou disruptif avec ses rafales de frappes et de roulements coordonnés librement au feeling ou à contre-courant, tel un rouleau compresseur, alternant le chaud et le froid en attisant les braises du délire. Le contrebassiste Tetsuro Hori fignole des doigtés souples et entiers dans les interstices , en contrepoint des embardées et envolées de la paire Countryman – Bucher, alors que le jeu du guitariste Johnny Alegre tisse une toile mouvante faite d’empilements d’accords troubles avec dérapages de single note et renversements de grappes de notes comme éjectées d’un ventilateur, fluidifiant les échanges sans excès de décibels, que du contraire. Son jeu électrique au début de Sol Expression (n°1) et dans deux autres morceaux sonne étrangement comme un orgue cosmique (Sun Ra ?). Les canevas multi-dimensionnels de la triade Alegre - Hori - Bucher fonctionnent comme un écrin ou une toile de fond animée colorée où s’inscrivent les arabesques rebelles et argentées et les outrances du souffle déchirant du saxophoniste. Cohérence et défiance. L’ensemble se fraie une dérive poétique sans concession dans un continuum spatio-temporel éclaté. Vraiment physique et attachant.

Richard Scott - Everything is Always at Once Discus
https://discusmusic.bandcamp.com/album/everything-is-always-at-once-133cd-2022

Incontournable artiste électronique que ce Richard Scott, un fana du Spontaneous Music Ensemble de John Stevens, groupe séminal de l’improvisation libre et un chercheur de sons de synthèse traité d’un point de vue rythmique intense et de la dynamique sonore. Son matériel consiste en des synthés modulaires analogiques d’un autre temps dont les différentes sources sont reliées par des touffes de câbles pinch multicolores. Interviennent aussi un Buchla 200, catArt et Max-Msp et que sais-je. Ne m’en demandez pas plus : il y a une description précise de son installation dans les notes incluses que ce soit dans la version CD et la digitale. Je mentionne le Spontaneous Music Ensemble, car non seulement Richard Scott a réalisé une brillante et profonde interview du percussionniste John Stevens, il a adopté des concepts « rythmiques » similaires à ceux qui sous-tendent la musique du duo Face To Face (cfr enreg. Emanem LP 303 – CD 4003) où le jeu très précis sur les pulsations devient spontanément millimétré jusqu’à l’obsession dans les échanges percussion – sax soprano entre Stevens et Trevor Watts. Bref , certains morceaux semblent incarner des boîtes à rythmes dans des spirales de pulsations dont la complexité et l’extraordinaire variétés de timbres dépassent l’entendement. Dans chaque morceau, Richard Scott a visiblement préparé ses matériaux avec une ou plusieurs idées de départ, mais la réalisation des pièces est entièrement improvisée dans l’instant. Cela sursaute, rebondit, ruisselle, tournoie, siffle, enfle avec une extrême lisibilité à travers plusieurs canaux (voix) qui s’interpénètrent, se croisent, se superposent simultanément dans un flux organique où textures, timbres, colorations, pulsations, densités, formes évoluent sans cesse avec une belle logique et un sens inné de la construction . Il ne craint pas de fissurer et démanteler ses extraordinaires édifices jusqu’à la rupture totale. Les facettes de son art sont démultipliées quasi à l’infini. Richard Scott est vraiment, à mon avis, un improvisateur – compositeur électronique incontournable dont il faut patiemment explorer la musique tant elle a à nous offrir d’inconnues et de trouvailles au niveau des formes. S’il s’affirme en solitaire avec une démarche « orchestrale » impressionnante, Richard Scott est aussi un improvisateur collectif dans l’âme depuis des décennies (déjà) auprès de personnalités telles que la chanteuse Ute Wassermann, le percussionniste Michael Vorfeld, le saxophoniste Frank Gratkowski, le guitariste Kasuhisa Uchihashi, le trompettiste Axel Dörner, la chanteuse Audrey Chen etc… et au sein des groupes Grutronic et Richard Scott’s Lightnin’ Ensemble. À suivre à la trace.

Lantana : Maria Radich Maria Do Mar Anna Piosik Carla Santana Helena Espvall Joana Guerra Elemental Cipsela CIP 011
https://cipsela.bandcamp.com/album/elemental
Un beau collectif « féminin » loué par Joëlle Léandre qui signe ici les notes de pochette : Lantana. Place aux femmes après autant de siècles durant lesquels la musique fut l’affaire des hommes. La contrebassiste a tout – à - fait raison d’insister et en partie grâce à son travail et celui de personnalités comme Maggie Nicols ou Irene Schweizer, les musiciennes ont commencé à trouver une place dans les cercles de la scène musique improvisée. Cela dit, mon opinion se situe dans la qualité, l’urgence et la musicalité de ce qu’on écoute et découvre au-delà des styles, des notoriétés, du sexe, du genre, de l’âge, de la nationalité, des préjugés. Six musiciennes portugaises prometteuses issues de cette scène lusitanienne vivace et florissante : la chanteuse Maria Radich, la violoniste Maria Do Mar, la trompettiste et vocaliste Anna Piosik, l’électronicienne Carla Santana, les deux violoncellistes Joana Guerra et Helena Espvall qu’on entend aussi à l’électronique. J’avais déjà entendu Helena Espvall et Maria Do Mar au sein d’albums particulièrement réussis : Helena dans Turquoise Dream avec Carlos Zingaro, Marta Warelis et Marcelo Dos Reis, Maria dans Live at MIA 2015 avec Adriano Orrù et Luis Rocha et toutes les deux dans des projets d’Ernesto Rodrigues. Joëlle Léandre évoque le « deep listening » car effectivement il y a une belle écoute et une empathie assumée dans cette musique de chambre à la fois équilibrée et fugace. Les improvisatrices ont pris le parti pour « un jeu continu » précis, poétique et fleuri en se focalisant sur l’aspect collectif et un recours partiel à une échelle modale . Jeu continu signifie que l’action instrumentale et vocale est quasi permanente tout au long des cinq pièces présentées ici. Dans Akalian, les deux vocalistes se lancent dans une manière de thème qui plane au-dessus du jeu des cordistes dont le col legno répété d’une violoncelliste, la ligne mélodique, instable étant reprise un instant par la trompettiste, les éléments modaux circulent d’un instrument à l’autre sous différentes formes et intensités. Un effet d’écho – résonance est ajouté et qu’on retrouve Dlonie Ducha. Ce deuxième morceau plus long repose sur des filetages d’aigus des cordes et un effet de bourdon proche d’un drone où la voix vient se loger dans un mode intime, alors que les trois archets font crisser les cordes en se rapprochant des sons électroniques émis par Carla Santana avec des effets de giration. La fabrique des sons est maintenant collective avec des glissandi délicats camouflés dans la pâte sonore de Lantana et la trompette d’Anna Piosik et la voix (au micro) de Maria Radich ajoutent des touches délicates qui font modifier le jeu orchestral des autres partenaires. Suites organiques évolutives aux facettes multiples qui se génèrent l’une de l’autre presqu’ insensiblement avec une belle sensibilité. Om Sagro débute avec un brouillard électronique soulevé par un agrégat de cordes et de sons indéterminés jusqu’à ce qu’une belle intervention à la trompette (ah (aïe), les effets !) secondée par un discret violoncelle introduise une improvisation collective en crescendo. Il y a une part de théâtralité (la voix), une écoute et une certaine cohérence plutôt qu’une interaction pointilliste « graphique » avec points, lignes, angles, courbes. Néanmoins, l’ensemble Lantana a une belle classe, un solide potentiel parmi les musiciennes: je pense spécialement au travail très fin des cordistes qui s’affirment de plus en plus au fur et à mesure que les morceaux défilent. La chanteuse trouve sa place dans des interventions variées qui relancent l’attention et la trompette place régulièrement son chant à bon escient dans chaque morceau. Le n° 4 offre encore une autre prespective bienvenue (I am an Ice, some kind of brightness). Voilà qui ferait un concert réussi pour exprimer « c’est quoi la musique improvisée collective ? » pour ceux qui n’ont jamais entendu cela et pourront s’orienter avec les repères misés adroitement tout au long de la performance. Une belle réalisation

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