6 février 2019

Jeanne Lee & Ran Blake/ Paul Hubweber Erhard Hirt & Hans Schneider/ Joachim Zoepf/ Stephen Haynes Damon Smith Matt Crane Jeff Platz / Ove Volquartz & Peer Schlechta/ Silke Eberhard Nicolaus Neuser Christian Marien & Maggie Nicols


The Newest Sound Around You Never Heard Jeanne Lee & Ran Blake. A side records. 1966/67
The Newest Sound Around de la chanteuse Jeanne Lee  et du pianiste Ran Blake est devenu au fil des décennies un classique  légendaire du nouveau jazz des années soixante, la décennie Ornette, Coltrane, Mingus, Dolphy, version soft. Retrouvées dans les archives de la radio nationale BRT, devenue la VRT, les bandes oubliées de deux dates du duo alors en tournée européenne, constituent sans aucun doute le sommet enregistré de cette association à nulle autre pareille. Une session studio de 1966 destinée à un programme radio et une captation d’un concert l’année suivante reprennent une série de standards de jazz, trois compositions  de Thelonious Monk, le Hard Day’s Night de Lennon Mc Carney, Mr Tambourine Man de Dylan, du gospel, un tube de Ray Charles, une composition originale, Ja Da, etc…. La voix de Jeanne Lee a un timbre unique, une diction et une articulation reconnaissable entre toute, une aisance confondante. Elle entretient une interaction intime, profonde avec ce pianiste curieux et étonnant qu’était déjà Ran Blake au début des années soixante. Influencé/ initié par  Monk, Blake appartient à cette lignée de pianistes atypiques tels Paul Bley, Mal Waldron, Jaki Byard ou Randy Weston qui ont le chic de cultiver la dissonance, les décalages rythmiques, les intervalles les plus rares et chafouinent la lingua franca de l ‘harmonie conventionnelle. Ils font taches parmi leurs collègues. On sait que  Monk a souvent été pris pour un zombie jusqu'au jour où il fut sous contrat chez Columbia et en couverture du Time. Alors, Ran Blake … Jeanne Lee  fut d ‘ailleurs la voisine et l’amie de Skippy et Jackie, la sœur et la nièce de Nellie, la compagne de Monk, à qui le pianiste dédia deux de ses meilleures compositions, Skippy et Jackie-Ing.  L’interprétation du Misterioso de Monk,  qui ouvre le CD 1 est sans nul doute la plus curieuse, … ou la plus mystérieuse qui puisse exister, cette œuvre ayant d‘ailleurs été rarement jouée (il existe une version far out de Frank Lowe sur Fresh/ Arista). Un travail subtil de déconstruction/ reconstruction change complètement la perspective de Misterioso et en redéfinit la structure appliquant la méthode Monk au texte de Monk avec une belle créativité audacieuse. À l’aide d’un poème de Gertrude Stein que Miss Lee chante avec délectation, elle en truque subtilement la mélodie. Et les Honeysuckle Rose, The Man I Love, Caravan, Parker’s Mood ou le gospel de Twelves Gates of the City  - (popularisé par le chanteur guitariste Révérend Gary Davis, un géant du blues) sont passés à la moulinette cubiste, à l’étirement – bousculade des barres de mesures et à une nouvelle répartition des segments de la mélodie. Dans Caravan de Tizol - Ellington, c’est le timbre même de la chanteuse qui semble être altéré par une sorte d’effet d’écho électronique. À cette voix naturelle, chaude, élastique, dont le timbre se transforme en mélodie, répond le goût des sonorités crues et en clair-obscur du pianiste et la densité de ses dissonances mordantes. Pour chaque chanson, chaque composition, chaque texte, Jeanne Lee en réinvente la syntaxe musicale, la diction, la gravitation des notes dans sa ligne mélodique et le souffle de la voix.  Le pianiste la suit à la trace anticipant ses écarts et faisant éclater l’expressivité de sa voix, inventant instantanément des chemins de traverse avec un sens du swing et des couleurs sonores inouïes.  Encore plus que the Newest Sound Around et l’enregistrement de Stockholm publié il y a une vingtaine d'années, ce témoignage va encore plus loin  dans leur démarche. Peu après cette tourne avec Blake, Jeanne Lee fit la rencontre de Gunther Hampel et en sa compagnie travailla avec Marion Brown, Steve Mc Call, Barre Phillips etc… en tournée en Europe (Live in Somerhausen / Calig). Mais cela est une autre histoire. Exceptionnel !

The Funny Side of Discreet Paul Hubweber Hans Schneider Erhard Hirt acheulian handaxe aha 1804 https://handaxe.org/album/the-funny-side-of-discreet 
The Funny Side of Discreet est un des titres inclus dans le premier album solo du tromboniste Paul Rutherford paru chez Emanem en 1975, The Gentle Harm of the Bourgeoisie, dans sa version digitale (Emanem CD 4019). Cet album est une pierre miliaire de la musique improvisée radicale européenne, et selon Derek Bailey, l’album d’improvisation solo le plus original parmi des dizaines d’autres, y compris les siens propres. Trio trombone – contrebasse – guitare, The Funny Side of Discreet est aussi un hommage au trio légendaire de Rutherford avec Derek Bailey et Barry Guy (Iskra 1903). Maintenant que Paul Rutherford s’en est allé, Paul Hubweber semble bien le tromboniste le plus en phase avec la musique de cet artiste attachant, pionnier de l‘improvisation radicale, s’il en fut jamais un. Non content d’évoquer la musique du légendaire tromboniste disparu et celle d’Iskra 1903, Hubweber, Schneider et Hirt  questionnent la fonctionnalité de leurs instruments, recherchent de nouvelles sonorités, leurs congruences et toutes sortes d’interactivités. Erhard Hirt manipule un dobro et une E-guitar  (guitare avec e-bow ?), Hans Schneider assume complètement la dimension acoustique de sa contrebasse et Paul Hubweber contorsionne, dilate ou contracte outre mesure la colonne d’air de son trombone à l’aide de sourdines et de sa voix en chuintant dans l’embouchure. Le talent profond de Hubweber est qu’il est le seul tromboniste qui recrée les sonorités propres à Paul Rutherford sans l’imiter un seul instant, en créant sa propre musique personnelle avec un jeu tout en nuances dans les extrêmes de l’instrument. Un lyrisme désenchanté défiant les lois de l’harmonie et de la gravitation. Il excelle tellement dans ce domaine qu’il partage la scène depuis deux décennies avec Paul Lovens et John Edwards dans le trio PaPaJo, ce qui veut tout dire. Le guitariste Erhard Hirt est une tête chercheuse de la guitare électronique et ses coups de griffes au dobro acoustique charrient les scories sonores les plus éloignées du jeu normal de la guitare. On songe à John Russell. Le contrebassiste Hans Schneider, qui travailla souvent avec Georg Gräwe, Paul Lytton, Wolfgang Fuchs, Stefan Keune et Joachim Zoepf fait tressaillir l’âme du gros violon sous les frottements et râcleries insensées de son archet volatile. Mais le plus surprenant provient de l’interaction  atypique et le don d’à propos de leurs actions / réactions dans l’instant. Musique essentiellement ludique, imaginative, logique improbable, goût immodéré des changements mouvementés et instabilité permanente. Il y a ici une passion commune dans la recherche d’agrégats sonores complexes, contrastés, simples ou tirés par les cheveux sans redondance ni lassitude. On découvre toujours  quelque chose de neuf et de pas encore joué qui entraîne l’écoute et l’attention. Un album remarquable d’une efficacité redoutable. Plus je l’écoute et plus je suis conquis. Funny isn’t it ?

Geschmacksarbeit Joachim Zoepf NurNichtNur
NurNichtNur : un des quatre ou cinq labels les plus incontournables de la scène improvisée allemande ET européenne dont le clarinettiste et saxophoniste Joachim Zoepf est un pilier. De tous ces souffleurs d’anches  « post Evan Parker » de haut vol (Fuchs, Doneda, Leimgruber, Butcher, Keune, Van Bergen, Wissell), il est sans doute un des moins recensés, malgré la liste remarquable de ses enregistrements avec des improvisateurs de premier ordre. Paul Hubweber, Gunter Christmann, Alex Frangenheim, Hans Schneider, Marc Charig, Michael Griener, Hans Tammen et le percussionniste Wolfgang Schliemann avec qui il a gravé un superbe duo (incontournable à mon avis) Zweieiige Zwillinge sur le label NurNichtNur, justement. Aujourd’hui, il est devenu l’homme de confiance du génial Gunter Christmann, un des deux pionniers de l’improvisation radicale germanique "totalement libre" (avec et en compagnie de Paul Lovens) durant les années 70’s. JZ collabore étroitement avec les Editions Explico de ce dernier et ce label a produit son remarquable album solo Bagatellen. Tiré à 100 exemplaires et numéroté, Geschmacksarbeit, son sixième album solo, documente ses Kurzwellen für Sopran-Saxofon und Computer interface et ses Langwellen für Bass Clarinet und Computer Interface (2017 – 2018), quatorze pièces en tout. Ce genre de démarche ne tient la route que si l’utilisation de l’électronique interactive apporte une nouvelle dimension à l’instrument acoustique en lui conférant une symbiose subtile, assumée, un surcroit de tension, une extension texturale intéressante, etc…. Il évite l’écueil esthétique du contrepoint évanescent, de l’interaction en question-réponse ou du brouillage de piste bruitiste désincarné. Une bonne part de l’intérêt réside dans l’enveloppe sonore texturale du médium électronique qui revêt certains attributs des boucles du souffle (doigtés, articulation etc) tout en les transformant de manière à en augmenter/souligner le rêche, la friction, la densité, la dynamique. Boucles, murmures, extrapolations, sursauts, contrepoints qui semblent incontrôlés, mystères, mélanges, contrastes, soit des processus très variés et des combinaisons du travail sonore voient le jour et font que chaque morceau est une forme bien différente de la précédente. Par rapport à certains essais de collègues réputés, sa démarche avec électronique se distingue à mon avis sans hésitation par sa grande qualité. On dépasse le stade de l’intéressant ou de la tentative honorable. C’est vrai que pour un improvisateur libre, il vaut mieux chercher et essayer de découvrir quelque chose de neuf que d’enfoncer des portes ouvertes. Mais il faut aussi convaincre dans l’absolu. Avec ses kurz- et langwellen, Joachim Zoepf va plus loin, il nous livre un travail vital qui sublime sa faconde de souffleur enthousiasmant.

Search Versus Re – Search Stephen Haynes Damon Smith Matt Crane Jeff Platz Setola di Maiale.

Search ? Oui. Le trompettiste Stephen Haynes était un élève très doué du génial Bill Dixon. Rien que le premier morceau de cet album, au bord du silence, est un véritable morceau d’anthologie. Le trompettiste fait éclater le son de l’embouchure, le contrebassiste Damon Smith fait vibrer les cordes avec délectation sur une ou deux notes, le percussionniste Matt Crane  ajoute quelques friselis frémissants de cymbale et le guitariste Jeff Platz frictionne sa guitare trafiquée avec un zeste d’énergie Bonshō. Le quartet ne joue pas les facilités et assume complètement l’acte d’improviser dans les moindres recoins de leur configuration instrumentale, somme toute conventionnelle. Tous ceux qui ont été séduits par les audaces de Leo Smith à la grande époque et qui se passionnent pour le travail de Nate Wooley, Frantz Hautzinger, Jean-Luc Capozzo ou Peter Evans, se doivent d’écouter attentivement Stephen Haynes, un trompettiste amoureux du son. Il nous révèle le son, le timbre, les couleurs, les accents, la qualité du silence, évoquant sa grande imagination mélodique avec une économie de moyens. Pas de chapelets de notes pétaradant ou d’effets tape à l’œil dans les suraigus. Haynes fait  plus qu’évoquer Dixon, il en est digne. Le jeu subtil et précautionneux de Smith fait encore monter le niveau, créant une belle empathie. On dira de même pour Jeff Platz que je viens de découvrir ici. Le batteur laisse de grands moments d’ouverture dans lequel son silence et son jeu détaillé et minimaliste laisse les timbres des trois autres instrumentistes s’épanouir pleinement et étirer leurs improvisations au delà le temps. Ici le rythme et le son se rejoignent,  Quand la musique vient à s’agiter un peu (Study for Selvedge), c’est avec une belle efficacité. Un album intéressant du jazz libre qui évite poncifs et certitudes. Un esprit de recherche bienvenu.

Dreizweit Ove Volquartz & Peer Schlechta Setola di Maiale
Un grand orgue d‘église et un orgue positif face à la panoplie des anches d’Ove Volquartz : flûte, sax soprano et ténor, clarinettes basse et contrebasse. L’organiste Peer Schlechta, avec qui Volquartz a déjà enregistré (Irridescent Strand / Aural Terrains et dans Kosai Yujyio / Improvising Beings), n’en est pas à son coup d’essai. Les deux artistes construisent une remarquable fresque - triptyque constituée de dix séquences où chacun des instruments du souffleur établit un équilibre – cheminement volatile et fugace, sarabande venteuse et contrepoints à la fois pensifs et sauvages. Une confrontation de vents multicolores où les deux clarinettes graves brillent particulièrement. Si Ove Volquartz est un excellent saxophoniste avec une belle sonorité et doublé d’un vrai talent musical, il se révèle être un véritable as des clarinettes basse et surtout contrebasse assumant un lyrisme sans défaut avec cet énorme et interminable tuyau particulièrement ingrat à manipuler. On trouve un fil rouge entre ses interventions sur chaque instrument permettant à son collègue de faire évoluer ses idées avec autant de continuité que de changements de perspectives. L’écho particulier du lieu (Neustädter Kirche à Hofgeismar) renforce la qualité des timbres et le mordant du sax soprano, l’expressivité fantomatique du ténor … Ove a bien compris la singularité du sax soprano créant de belles volutes sur des substrats harmoniques subtils.  Question clarinette contrebasse, son langage est assez unique et vaut absolument le détour, ici, grâce à l’acoustique de l’église et l’excellente prise de sons. Il y a dans cet album des choses intéressantes : Peer Schlechta tisse des trames contrastées assumant la liberté d’improviser avec des agrégats de timbres, des souffle(rie)s foisonnantes, des glissandi fantomatiques, ritardandi stratosphériques, et une belle indépendance d’esprit. Un duo original que j’ai écouté à plusieurs reprises pour en saisir toutes les perspectives !

I Am Three & Me Mingus Sounds of Love Leo Records CD LR 844 
Maggie Nicols Silke Eberhard Nikolaus Neuser Christian Marien 

J’avais déjà écouté et chroniqué le disque précédent du trio I Am Three de Silke Eberhard (sax alto) avec le trompettiste Nicolaus Neuser et le batteur Christian Marien, un projet de jazz contemporain tangentiel et atypique (on songe aussi au trio Lacy Pool de Rudi Mahall, Claus Oberg et Michael Griener) relativement intéressant. Avec le concours de la chanteuse Maggie Nicols, une artiste vraiment inspirée, I Am Three and Me passe mieux la rampe et s’impose. La musique de Mingus re-jouée ici, avec autant d’astuce que de trouvailles, se concentre sur quelques œuvres qui avaient été conçues et enregistrées avec des vocalistes comme Weird Nightmare et Eclipse. On a droit aussi à Duke Ellington Sound of Love, Haïtian Fight Song (célébrant le légendaire Toussaint L’Ouverture), Nostalgia in Times Square, Pussy Cat Dues, The Clown, tous ces hymnes revus et corrigés dans une manière d’inspiration cubiste ou un tant soit peu déconstruite. Ce changement de perspective n’interdit pas aux deux souffleurs d’évoquer avec bonheur les voicings inoubliables du Mingus des grands jours. Même si Maggie n’est pas tout à fait une chanteuse de jazz « typique », il y a une justesse et une véritable expression de sa personnalité artistique à travers ce matériau Mingusien. Ni relecture à la lettre, ni expressionnisme free et encore moins une vision avant-gardiste intellectuelle ou cérébrale. Mais plutôt une touche de sensualité, une réflexion sur les questions posées par Mingus en son temps (et ses revendications !). Bref, un beau travail à méditer, à écouter et l’esprit de Mingus à redécouvrir.

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