The Newest Sound Around
You Never Heard Jeanne Lee & Ran Blake. A
side records. 1966/67
The Newest Sound Around de la chanteuse Jeanne Lee et du pianiste Ran Blake est devenu au fil des décennies un classique légendaire du nouveau jazz des années
soixante, la décennie Ornette, Coltrane, Mingus, Dolphy, version soft.
Retrouvées dans les archives de la radio nationale BRT, devenue la VRT, les
bandes oubliées de deux dates du duo alors en tournée européenne, constituent
sans aucun doute le sommet enregistré de cette association à nulle autre pareille. Une session
studio de 1966 destinée à un programme radio et une captation d’un concert
l’année suivante reprennent une série de standards de jazz, trois
compositions de Thelonious Monk, le Hard
Day’s Night de Lennon Mc Carney, Mr Tambourine Man de Dylan, du gospel, un
tube de Ray Charles, une composition originale, Ja Da, etc…. La voix de Jeanne
Lee a un timbre unique, une diction et une articulation reconnaissable entre
toute, une aisance confondante. Elle entretient une interaction intime,
profonde avec ce pianiste curieux et étonnant qu’était déjà Ran Blake au début
des années soixante. Influencé/ initié par
Monk, Blake appartient à cette lignée de pianistes atypiques tels Paul
Bley, Mal Waldron, Jaki Byard ou Randy Weston qui ont le chic de cultiver la
dissonance, les décalages rythmiques, les intervalles les plus rares et
chafouinent la lingua franca de l ‘harmonie conventionnelle. Ils font
taches parmi leurs collègues. On sait que
Monk a souvent été pris pour un zombie jusqu'au jour où il fut sous
contrat chez Columbia et en couverture du Time. Alors, Ran Blake … Jeanne
Lee fut d ‘ailleurs la voisine et
l’amie de Skippy et Jackie, la sœur et la nièce de Nellie, la compagne de Monk,
à qui le pianiste dédia deux de ses meilleures compositions, Skippy et Jackie-Ing. L’interprétation
du Misterioso de Monk, qui ouvre le CD 1 est sans nul doute la plus
curieuse, … ou la plus mystérieuse qui puisse exister, cette œuvre ayant
d‘ailleurs été rarement jouée (il existe une version far out de Frank Lowe sur Fresh/ Arista). Un travail subtil de
déconstruction/ reconstruction change complètement la perspective de Misterioso
et en redéfinit la structure appliquant la méthode Monk au texte de Monk avec
une belle créativité audacieuse. À l’aide d’un poème de Gertrude Stein que Miss
Lee chante avec délectation, elle en truque subtilement la mélodie. Et les Honeysuckle Rose, The Man I Love, Caravan, Parker’s Mood ou le gospel de Twelves Gates of the City - (popularisé par le chanteur guitariste
Révérend Gary Davis, un géant du blues) sont passés à la moulinette cubiste, à
l’étirement – bousculade des barres de mesures et à une nouvelle répartition
des segments de la mélodie. Dans Caravan de Tizol - Ellington, c’est le timbre
même de la chanteuse qui semble être altéré par une sorte d’effet d’écho
électronique. À cette voix naturelle, chaude, élastique, dont le timbre se
transforme en mélodie, répond le goût des sonorités crues et en clair-obscur du
pianiste et la densité de ses dissonances mordantes. Pour chaque chanson,
chaque composition, chaque texte, Jeanne Lee en réinvente la syntaxe musicale,
la diction, la gravitation des notes dans sa ligne mélodique et le souffle de
la voix. Le pianiste la suit à la trace
anticipant ses écarts et faisant éclater l’expressivité de sa voix, inventant
instantanément des chemins de traverse avec un sens du swing et des couleurs
sonores inouïes. Encore plus que the Newest Sound Around et l’enregistrement
de Stockholm publié il y a une vingtaine d'années, ce témoignage va encore plus
loin dans leur démarche. Peu après cette
tourne avec Blake, Jeanne Lee fit la rencontre de Gunther Hampel et en sa
compagnie travailla avec Marion Brown, Steve Mc Call, Barre Phillips etc… en
tournée en Europe (Live in Somerhausen / Calig). Mais cela est une autre
histoire. Exceptionnel !
The Funny Side of Discreet Paul Hubweber Hans Schneider Erhard Hirt acheulian handaxe aha 1804 https://handaxe.org/album/the-funny-side-of-discreet
The Funny Side of Discreet est un des titres
inclus dans le premier album solo du tromboniste Paul Rutherford paru chez Emanem en 1975, The Gentle Harm of the Bourgeoisie, dans sa version digitale
(Emanem CD 4019). Cet album est une pierre miliaire de la musique improvisée radicale européenne, et selon Derek Bailey, l’album d’improvisation solo le plus
original parmi des dizaines d’autres, y compris les siens propres. Trio
trombone – contrebasse – guitare, The
Funny Side of Discreet est aussi un hommage au trio légendaire de
Rutherford avec Derek Bailey et Barry Guy (Iskra 1903). Maintenant que Paul Rutherford s’en
est allé, Paul Hubweber semble bien le tromboniste le plus en phase avec la
musique de cet artiste attachant, pionnier de l‘improvisation radicale, s’il en
fut jamais un. Non content d’évoquer la musique du légendaire tromboniste
disparu et celle d’Iskra 1903, Hubweber, Schneider et Hirt questionnent la fonctionnalité de leurs
instruments, recherchent de nouvelles sonorités, leurs congruences et toutes
sortes d’interactivités. Erhard Hirt manipule un dobro et une E-guitar (guitare avec e-bow ?), Hans Schneider
assume complètement la dimension acoustique de sa contrebasse et Paul Hubweber
contorsionne, dilate ou contracte outre mesure la colonne d’air de son trombone
à l’aide de sourdines et de sa voix en chuintant dans l’embouchure. Le talent
profond de Hubweber est qu’il est le seul tromboniste qui recrée les sonorités
propres à Paul Rutherford sans l’imiter un seul instant, en créant sa propre
musique personnelle avec un jeu tout en nuances dans les extrêmes de
l’instrument. Un lyrisme désenchanté défiant les lois de l’harmonie et de la
gravitation. Il excelle tellement dans ce domaine qu’il partage la scène depuis
deux décennies avec Paul Lovens et John Edwards dans le trio PaPaJo, ce qui veut tout dire. Le
guitariste Erhard Hirt est une tête chercheuse de la guitare électronique et
ses coups de griffes au dobro acoustique charrient les scories sonores les plus éloignées
du jeu normal de la guitare. On songe à John Russell. Le contrebassiste Hans
Schneider, qui travailla souvent avec Georg Gräwe, Paul Lytton, Wolfgang
Fuchs, Stefan Keune et Joachim Zoepf fait tressaillir l’âme du gros violon sous les frottements et râcleries
insensées de son archet volatile. Mais le plus surprenant provient de
l’interaction atypique et le don d’à
propos de leurs actions / réactions dans l’instant. Musique essentiellement ludique,
imaginative, logique improbable, goût immodéré des changements mouvementés et
instabilité permanente. Il y a ici une passion commune dans la recherche
d’agrégats sonores complexes, contrastés, simples ou tirés par les cheveux sans redondance ni lassitude. On découvre toujours quelque chose de neuf et de pas encore joué
qui entraîne l’écoute et l’attention. Un album remarquable d’une efficacité
redoutable. Plus je l’écoute et plus je suis conquis. Funny isn’t it ?
Geschmacksarbeit Joachim Zoepf NurNichtNur
NurNichtNur : un des quatre ou cinq labels
les plus incontournables de la scène improvisée allemande ET européenne dont le
clarinettiste et saxophoniste Joachim
Zoepf est un pilier. De tous ces souffleurs d’anches « post Evan Parker » de haut vol
(Fuchs, Doneda, Leimgruber, Butcher, Keune, Van Bergen, Wissell), il est sans
doute un des moins recensés, malgré la liste remarquable de ses enregistrements
avec des improvisateurs de premier ordre. Paul Hubweber, Gunter Christmann,
Alex Frangenheim, Hans Schneider, Marc Charig, Michael Griener, Hans Tammen et
le percussionniste Wolfgang Schliemann avec qui il a gravé un superbe duo
(incontournable à mon avis) Zweieiige
Zwillinge sur le label NurNichtNur, justement. Aujourd’hui, il est devenu
l’homme de confiance du génial Gunter Christmann, un des deux pionniers de
l’improvisation radicale germanique "totalement libre" (avec et en compagnie de Paul Lovens)
durant les années 70’s. JZ collabore étroitement avec les Editions Explico de
ce dernier et ce label a produit son remarquable album solo Bagatellen.
Tiré à 100 exemplaires et numéroté, Geschmacksarbeit, son sixième album
solo, documente ses Kurzwellen für Sopran-Saxofon und Computer interface et
ses Langwellen
für Bass Clarinet und Computer Interface (2017 – 2018), quatorze pièces en tout. Ce genre de
démarche ne tient la route que si l’utilisation de l’électronique interactive
apporte une nouvelle dimension à l’instrument acoustique en lui conférant une
symbiose subtile, assumée, un surcroit de tension, une extension texturale
intéressante, etc…. Il évite l’écueil esthétique du contrepoint évanescent, de
l’interaction en question-réponse ou du brouillage de piste bruitiste
désincarné. Une bonne part de l’intérêt réside dans l’enveloppe sonore
texturale du médium électronique qui revêt certains attributs des boucles du
souffle (doigtés, articulation etc) tout en les transformant de manière à en
augmenter/souligner le rêche, la friction, la densité, la dynamique. Boucles, murmures, extrapolations, sursauts, contrepoints qui semblent incontrôlés, mystères, mélanges, contrastes, soit des processus très variés et des combinaisons du travail sonore voient le jour et font que chaque morceau est une forme bien différente de la précédente. Par rapport à
certains essais de collègues réputés, sa démarche avec électronique se
distingue à mon avis sans hésitation par sa grande qualité. On dépasse le stade de l’intéressant ou
de la tentative honorable. C’est vrai que pour un improvisateur libre, il vaut
mieux chercher et essayer de découvrir quelque chose de neuf que d’enfoncer des
portes ouvertes. Mais il faut aussi convaincre dans l’absolu. Avec ses kurz- et langwellen, Joachim Zoepf va plus loin, il nous livre un travail
vital qui sublime sa faconde de souffleur enthousiasmant.
Search Versus Re –
Search Stephen Haynes Damon Smith Matt Crane Jeff Platz Setola di Maiale.
Search ? Oui. Le trompettiste Stephen
Haynes était un élève très doué du génial Bill Dixon. Rien que le premier
morceau de cet album, au bord du silence, est un véritable morceau
d’anthologie. Le trompettiste fait éclater le son de l’embouchure, le
contrebassiste Damon Smith fait
vibrer les cordes avec délectation sur une ou deux notes, le percussionniste Matt Crane ajoute quelques friselis frémissants de
cymbale et le guitariste Jeff Platz
frictionne sa guitare trafiquée avec un zeste d’énergie Bonshō. Le quartet ne
joue pas les facilités et assume complètement l’acte d’improviser dans les
moindres recoins de leur configuration instrumentale, somme toute
conventionnelle. Tous ceux qui ont été séduits par les audaces de Leo Smith à
la grande époque et qui se passionnent pour le travail de Nate Wooley, Frantz
Hautzinger, Jean-Luc Capozzo ou Peter Evans, se doivent d’écouter attentivement
Stephen Haynes, un trompettiste
amoureux du son. Il nous révèle le son, le timbre, les couleurs, les accents,
la qualité du silence, évoquant sa grande imagination mélodique avec une
économie de moyens. Pas de chapelets de notes pétaradant ou d’effets tape à
l’œil dans les suraigus. Haynes fait
plus qu’évoquer Dixon, il en est digne. Le jeu subtil et précautionneux
de Smith fait encore monter le niveau, créant une belle empathie. On dira de
même pour Jeff Platz que je viens de découvrir ici. Le batteur laisse de grands
moments d’ouverture dans lequel son silence et son jeu détaillé et minimaliste
laisse les timbres des trois autres instrumentistes s’épanouir pleinement et
étirer leurs improvisations au delà le temps. Ici le rythme et le son se
rejoignent, Quand la musique vient à
s’agiter un peu (Study for Selvedge), c’est avec une belle efficacité. Un album
intéressant du jazz libre qui évite poncifs et certitudes. Un esprit de
recherche bienvenu.
Dreizweit Ove Volquartz & Peer Schlechta Setola di Maiale
Un grand orgue d‘église et un orgue positif face à la panoplie des anches
d’Ove Volquartz : flûte, sax
soprano et ténor, clarinettes basse et contrebasse. L’organiste Peer Schlechta, avec qui Volquartz a
déjà enregistré (Irridescent Strand /
Aural Terrains et dans Kosai Yujyio /
Improvising Beings), n’en est pas à son coup d’essai. Les deux artistes
construisent une remarquable fresque - triptyque constituée de dix séquences où
chacun des instruments du souffleur établit un équilibre – cheminement volatile
et fugace, sarabande venteuse et contrepoints à la fois pensifs et sauvages.
Une confrontation de vents multicolores où les deux clarinettes graves brillent
particulièrement. Si Ove Volquartz est un excellent saxophoniste avec une belle
sonorité et doublé d’un vrai talent musical, il se révèle être un véritable as
des clarinettes basse et surtout contrebasse assumant un lyrisme sans défaut
avec cet énorme et interminable tuyau particulièrement ingrat à manipuler. On
trouve un fil rouge entre ses interventions sur chaque instrument permettant à
son collègue de faire évoluer ses idées avec autant de continuité que de
changements de perspectives. L’écho particulier du lieu (Neustädter Kirche à
Hofgeismar) renforce la qualité des timbres et le mordant du sax soprano,
l’expressivité fantomatique du ténor … Ove a bien compris la singularité du sax
soprano créant de belles volutes sur des substrats harmoniques subtils. Question clarinette contrebasse, son langage
est assez unique et vaut absolument le détour, ici, grâce à l’acoustique de
l’église et l’excellente prise de sons. Il y a dans cet album des choses
intéressantes : Peer Schlechta tisse des trames contrastées assumant la
liberté d’improviser avec des agrégats de timbres, des souffle(rie)s
foisonnantes, des glissandi fantomatiques, ritardandi stratosphériques, et une belle indépendance d’esprit. Un duo original que j’ai écouté à
plusieurs reprises pour en saisir toutes les perspectives !
I Am Three & Me Mingus Sounds of Love Leo Records CD LR 844
Maggie Nicols
Silke Eberhard Nikolaus Neuser Christian Marien
J’avais déjà écouté et chroniqué le disque précédent du trio I Am Three de
Silke Eberhard (sax alto) avec le trompettiste Nicolaus Neuser et le batteur
Christian Marien, un projet de jazz contemporain tangentiel et atypique (on
songe aussi au trio Lacy Pool de Rudi
Mahall, Claus Oberg et Michael Griener) relativement intéressant. Avec le
concours de la chanteuse Maggie Nicols, une artiste vraiment inspirée, I Am Three and Me passe mieux la rampe
et s’impose. La musique de Mingus re-jouée ici, avec autant d’astuce que de
trouvailles, se concentre sur quelques œuvres qui avaient été conçues et
enregistrées avec des vocalistes comme Weird Nightmare et Eclipse. On a droit
aussi à Duke Ellington Sound of Love, Haïtian Fight Song (célébrant le
légendaire Toussaint L’Ouverture), Nostalgia in Times Square, Pussy Cat Dues,
The Clown, tous ces hymnes revus et corrigés dans une manière d’inspiration
cubiste ou un tant soit peu déconstruite. Ce changement de perspective
n’interdit pas aux deux souffleurs d’évoquer avec bonheur les voicings
inoubliables du Mingus des grands jours. Même si Maggie n’est pas tout à fait
une chanteuse de jazz « typique », il y a une justesse et une
véritable expression de sa personnalité artistique à travers ce matériau
Mingusien. Ni relecture à la lettre, ni expressionnisme free et encore
moins une vision avant-gardiste intellectuelle ou cérébrale. Mais plutôt une
touche de sensualité, une réflexion sur les questions posées par Mingus en son
temps (et ses revendications !). Bref, un beau travail à méditer, à
écouter et l’esprit de Mingus à redécouvrir.
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