9 septembre 2021

Cecil Taylor Ensemble Göttingen/ Tom Jackson & Vid Drasler/ Violeta Garcia & Émilie Girard-Charest / Barre Philipps John Butcher Ståle Liavik Solberg

Cecil Taylor Ensemble Göttingen Live at Junges Theater Göttingen sep 15th 1990 Fundacja Sluchaj FSR 10/2021 double CD.
https://sluchaj.bandcamp.com/album/gottingen

En 1988, Cecil Taylor avait été invité à Berlin pour une extraordinaire résidence d’artiste en compagnie de musiciens improvisateurs européens par la coopérative de musiciens FMP fondée par Kowald, Schlippenbach, Brötzmann, Jost Gebers, etc… FMP qui est aussi un label publia ensuite un imposant coffret de onze CD’s réunissant ces concerts Berlinois : In Berlin 88. On y trouvait des duos avec les percussionnistes Han Bennink, Tony Oxley, Paul Lovens, Gunther Sommer et Louis Moholo et le guitariste Derek Bailey, un trio avec Evan Parker et Tristan Honsinger, un album solo et deux grands orchestres. Le premier rassemblait la crème de la crème improvisée : Bennink, Sclavis, Evan Parker, Brötzmann, Enrico Rava, Gunter Hampel, William Parker, Evan Parker, Hannes Bauer, Martin Mayes, le deuxième orchestre était le fruit d’un travail d’atelier et répétitions avec des musiciens moins connus et certains plus jeunes (« amateurs »). L’enregistrement de leur concert dirigé par Taylor portait le titre « Legba Crossing » et la référence FMP CD 0 dans le catalogue FMP. Ce cd n’était disponible qu’en achetant le coffret entier, comme si c’était un bonus. Sans doute, les responsables de FMP n’ont pas cru bon le publier en CD séparé comme les autres albums inclus dans le coffret. Un peu frustrant pour les musiciens qui eux, avaient travaillé durant de longues journées pour obtenir les arrangements et les sons désirés par le maître. J’ajoute que parmi ces musiciens, nombreux sont devenus des « valeurs sûres » , comme le pianiste canadien Paul Plimley, le violoniste Harald Kimmig, les contrebassistes Georg Wolf et Alexander Frangenheim, les batteurs Peter Uuskyla et H Lukas Lindenmayer et les souffleurs Birgit Vinkeloe et Ove Volquartz. Cecil était enthousiaste et favorablement impressionné par cet ensemble au point qu’il invita Harald Kimmig à se joindre à lui par la suite (Looking Berlin version – Corona FMP CD 31). Qu’à cela ne tienne, Ove Volquartz, lui-même enseignant dans la ville de Göttingen, parvient à monter un projet de grand orchestre en invitant Cecil avec une grande partie des membres du workshop Berlinois de 1988 et quelques nouveaux dont le saxophoniste Martin Speicher et le percussionniste Kojo Samuels. Après plusieurs journées intenses de répétitions et de mises au point, le Cecil Taylor Ensemble tint un concert titanesque à Göttingen pour le festival de jazz de la ville. Il délivra aussi une performance à la Documenta de Kassel, ville toute proche, devant un très large public ébahi. Chacun des deux CD’s contient le Set 1 (cd1) et le Set 2 + le rappel (cd2), chaque set étant divisée en deux parties (44’04’’ – 28’24’’ et 43’34’’ – 12’58’’ et le rappel 9’33’’). Taylor a établi des structures et des ostinati – modules tournoyant et sur les quels s’appuient chacun des solistes. Il y joue du piano et on compte un trompettiste, un trombone, trois anches, un violoniste, trois contrebassistes, trois batteurs et un percussionniste africain, Kojo Samuels qu’on entend au balafon et à l’elephanthorn. Cecil s’adonne à la poésie en direct et on le distingue clairement au piano haranguant public et musiciens, secondé par les contrebasses à l’archet, Kojo Samuels et un des batteurs, par exemple dans le Set 1 – Part Two. Il s’agit d’un document révélateur et donc, pas vraiment d’un enregistrement réalisé avec une prise de sons détaillée. Toutefois, à l’aide du casque d’écoute, un volume puissant et une chaîne hi-fi un peu pointue, les deux cd’s délivrent leurs secrets et dévoilent l’énergie énorme insufflée par cette équipe follement enthousiaste, engagée et, disons-le, en transe. Une intrication de segments et de spirales éruptives, de riffs stratosphériques, un vortex d’appels et de contrepoints hyper vitaminés. On sait que nombre de spécialistes et d’auditeurs n’ont d’yeux que pour les improvisateurs connus, célébrés et imaginent qu’il faut être une pointure très expérimentée pour partager une telle expérience avec Cecil Taylor. Mais quand vous avez affaire à Cecil Taylor comme compositeur et chef d’orchestre vous êtes projeté dans un univers intense, dans la fascination de son extraordinaire énergie et de son engagement total au point qu’une intense communion unit les corps et les esprits au-delà du sens commun et de la normalité de ce bas monde. Chaque musicien avec un talent réel et une profonde envie à relever le défi, se sent aspiré vers le haut, emporté par ces vagues de cycles interactifs, une africanisation forcenée. À plusieurs reprises, l’Ensemble semble revenir sur terre et la puissance des décibels s’évanouit pour basculer dans une communion presque introvertie toute en esquisse d’hésitants pas de danse.Quelques musiciens choisis pour leur instrument ou leur personnalité accompagnent Cecil au piano en toute légèreté avec des sonorités remarquables ou surprenantes jusqu’à ce que se dessinent graduellement de nouveaux motifs de quelques notes qui, en se croisant et s’empilant, débouchent finalement dans un long mouvement giratoire tendant vers une phase déflagratoire. Le Set 2 est tout à fait révélateur à cet égard : il faut signaler la partie cruciale du violoniste Harald Kimmig et la connivence polyrythmiques des percussionnistes.
Un mot sur l’initiateur de cet enregistrement taylorien : Ove Volquartz est un as des anches (sax ténor & soprano, flûtes et clarinettes). Avec sa maîtrise des clarinettes basse et contrebasse, celle-ci dans un mode lyrique étonnamment fluide et subtil, il incarne parfaitement cette scène improvisée – free-jazz « régionale » peuplée de pointures peu communes qu’on entend trop rarement à l’étranger. On songe à Paul Hubweber, Carl Ludwig Hübsch, Martin Speicher, Stefan Keune, Georg Wissel, Georg Wolf, Hans Schneider, Harald Kimmig, Uwe Oberg, Ulli Böttcher, Erhard Hirt, Michael Vorfeld, Olaf Rupp, Philipp Zoubek, Elisabeth Coudoux etc…
Très intéressant à écouter, malgré la hi-fi … Très impressionnant de toute façon.

Tom Jackson & Vid Drasler At The Cultural Home Zavod Sploh ZAS CD 23
https://sploh.bandcamp.com/album/at-the-cultural-home

Zavod Sploh, label slovène d’avant-garde, s’est heureusement commis dans des musiques décoiffantes qui sortent souvent de l’ordinaire et incluses dans des pochettes au graphisme peu commun, avec notes et détails griffonnés, dessins ou photos surréalistes , colorés ou noir et blanc. Chaque conception de pochettes cultive son univers propre, mais elles ont toutes des points communs avec leurs graffitti maladroits, fil conducteur du label. On leur doit des OVNI sonores comme le lump in the throat de la chanteuse Irena Z. Tomazin avec son épais carnet de graphismes à l’encre (artiste Matej Stupica) relié au fil noir (ZASCD 018) et les opus du contrebassiste Tomaz Grom en duo avec le percussionniste Zlatko Kaucic (the ear is the shadow of the eye ZASCD 020) et avec le trompettiste Axel Dörner qui pousse le Berlinois au plus haut de son savoir faire inégalé (confined movement ZASCD 19). Le comble du délire (expressionniste grinçant) est atteint par stutter and strike du saxophoniste Martin Küchen et du bruiteur Samo Kutin, armé d’une vielle à roue modifiée, de ressorts acoustiques réverbérants et d’autres accessoires (ZASCD 021). Tous ces albums joyeusement dérangeants ont été décrits dans ce blog, vous pouvez en rechercher la trace, bon amusement. Un peu plus dans les « conventions » musicales, ZS nous propose un magnifique duo entre la clarinette batifolante et aérienne de Tom Jackson et les percussions subtiles de Vid Drasler. Tournoyant et sursautant en dosant astucieusement son souffle, le timbre et les colorations de son instrument à anche, Tom Jackson s’impose comme un des grands de la profession tels que son camarade Alex Ward ou ce très remarquable outsider qu’est Xavier Charles. T.J. truste de multiples expériences et acquits dans plusieurs domaines, jazz swing, bebop ou « avant », classique, contemporain, etc… et sa pratique délivre une remarquable synthèse de tous ces courants dans un style aussi affirmé que louvoyant. Dans ce concert remarquable développe ici un enchaînement d’improvisations au travers de nombreux affects, caractéristiques sonores et des girations et circonvolutions propres au chalumeau intensifié, souligné ou apaisé par les frappes obliques et chavirantes de Vid Drasler. L’art du rebondissement fécond et de l’ellipse sinusoïdale, celle-ci astucieusement en phase avec les volutes de son camarade. Ce n’est pas toutes les semaines qu’on croise un percussionniste aussi original. Deux improvisation détaillent à merveille le panorama des potentialités des deux duettistes : Before durant 34’13’’ et After pour 9’13’’. Ils se nourrissent mutuellement de leurs inventions, enrichissant ainsi notre perception d’un dialogue tangentiel instantané de haut niveau.

Impermanence Violeta Garcia & Émilie Girard-Charest tour de bras / inexhaustible editions tdb90049 / ie-041
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/impermanence

Deux violoncellistes provenant du Canada et impliquées dans la mouvance du label collectif tour de bras, lequel entame une édition conjointe avec le label slovène inexhaustible editions dont je vous entretiens au fil de ses (très) intéressantes parutions. Cinq improvisations illustrant soniquement les ressources sonores et vibratoires de deux violoncelles en symbiose. I -II -III -IV -V pour 5 :57 – 13 :23 – 7 :43 – 7 :30 – 7 :17). Très remarquable duo qu’on peut faire tourner à l’envi sur le lecteur CD en diffusant les échappées et mises en commun auditives et ludiques créant des formes musicales aussi pertinentes et fascinantes les unes que les autres. Ça zig-zague, s’imbrique, chante à l’unisson, sature la vibration, s’entre choque, frappe col legno, rebondit, sursaute, dérappe, mordille, grince... L’empathie entre les deux musiciennes se situe au zénith. J’avais déjà profité joyeusement d’un super Quatuor d’Occasion où Émilie Girard Charest excellait aux côtés de Malcolm Golstein, Joshua Zubot et Jean René (violons, alto et cello) (http://www.actuellecd.com/fr/cat/et_22/) . Vous avez bien lu : Malcolm Goldstein ! Joshua Zubot est le violoniste de choix de Tristan Honsinger au sein d’In The Sea… hum ! Donc, si vous avez quelques considérations pour les recherches violonistiques de l’éminent Dr Johannes Rosenberg, Impermanence sera pour vous un album de première bourre, un talisman précieux et le moyen de passer des instants délicieux et roboratifs question spleen morose engendré par cette pandémie qui n’en finit pas. La création libre contemporaine par excellence. Félicitations encore à Laszlo Juhasz pour initier cette collaboration musicale outre-atlantique entre le Québec et la Slovénie. On pourra lui commander des albums d’Amérique du Nord en restant au sein de l’U.E. et éviter frais de douane et TVA abusifs.

Barre Philips John Butcher Ståle Liavik Solberg We Met And Then Relative Pitch RPR1122
https://johnbutcher1.bandcamp.com/album/we-met-and-then-2

Enregistré dans deux des plus actifs bastions de l’improvisation : les morceaux 1,2 et 3 à Blow Out durant leur Festival en août 2019 à Oslo et les morceaux 4,5 et 6 à Offene Ohren à Munich, ce trio multigénérationnel place la barre très haut musicalement tout en maintenant une ouverture d’inspiration et une grande clarté dans les échanges. On retrouve la quintessence de la contrebasse : Barre Phillips. La plénitude dans le frottement vibré de l'archet, miroitement d efréquences rares John Butcher fascine l’auditeur tout en créant un espace dynamique et auditif, un équilibre qui met ses collègues en valeur. Une recherche sonore quasi scientifique de timbres rares, prises de bec acides,résonnances, harmoniques pincées et souffle fragmenté en cristaux et gravats, jeu mesuré et articulé avec des silences étudiés et ressentis. Cela nous permet de nous focaliser dans les détails aussi dosés que foisonnants des frappes précises d’une grande variété de sons mats ou scintillants et de figures gestuelles alimentées par le batteur, Ståle Liavik Solberg, un improvisateur norvégien découvert aux côtés de feu John Russell, John Edwards, Steve Beresford, etc… Le contrebassiste se veut ici aussi méthodique que ses alter egos laissant filtrer un lyrisme qui sourd au delà de toute atteinte. Saluons aussi ces quelques silences soudains qui happent notre attention vers les équilibres instables et fugaces qui surgissent quelques instants plus tard. Un album merveilleux qui rassemble de nombreux points forts de cette musique interactive basée sur l’écoute mutuelle et la coexistence de personnalités différentes en empathie totale. Rappelons que nous avons entendu très souvent Barre Philips aux côtés de saxophonistes chercheurs comme Urs Leimgruber ou Michel Doneda. Tout à fait naturel de l’entendre en compagnie de John Butcher, avec S.L. Solberg en troisième homme providentiel tissant un écrin pour l'octogénaire du gros violon inspiré. Très recommandé !

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