18 juillet 2020

Steve Beresford & John Butcher/ Michel Doneda Philippe Lemoine et Simon Rose/Frank Paul Schubert Dieter Manderscheid Martin Blume/ Bucher Tan Countryman/ Baldo Martinez Juan Saiz Lucia Martinez/ Silke Eberhard Potsa Lotsa

Beresford & Butcher Old Paradise Airs Illuso IRCD25

Old Paradise Yard est l’adresse curieuse où se niche une « venue » Londonienne essentielle de la scène improvisée britannique à deux pas de Westminster Bridge et à quelques minutes à pied de la Tamise et du Parlement du Royaume. Il y a bien un piano pour Steve Beresford, mais à force de jouer dans des lieux  sans piano et d’avoir développé durant des décennies son bric-à brac électronique fait de jouets, casio, porte-voix, instruments low-fi analogues et obsolètes pour pouvoir participer, il ne peut plus résister à l’utiliser alternativement ou simultanément avec le piano, même s’il s’agit d’un Grand de premier choix. Il joue « dans les cordes » et sur la table d’harmonie ou au clavier dans un style reconnaissable entre mille. Il y a quelque chose de profondément imprévisible, ludique et décapant dans ses performances et il entretient une relation vraiment fructueuse avec son camarade John Butcher, lui-même un véritable sculpteur de son du saxophone ténor et du soprano. Un inventeur du saxophone d’avant-garde adepte de la précision et ennemi du bavardage qui tire de son instrument des sonorités travaillées et extrêmement personnelles.  Leur précédent duo figurait dans une superbe anthologie des meilleurs moments du premier Freedom of The City Festival 2001 (small groups Freedom of the City 2001 Emanem 4205) auquel j’avais assisté et même introduit les deux compères sur scène avec un texte de mon imagination (le Boute – Chair). Cet incident m’a conduit tout droit à Mopomoso à l’invitation de John Russell et m’a introduit dans la scène improvisée British. D’un bout à l’autre, Beresford et Butcher construisent, démantèlent, recombinent, étirent ou concentrent un dialogue, des échappées, des idées fixes, des interventions lumineuses. Les trouvailles sonores bruissantes et un brin sarcastiques du pianiste – bruiteur obligent le saxophoniste à reconsidérer son jeu, sa pratique. Quand il laisse un moment l’initiative à Beresford (au piano dans Dirl 14 :12), c’est pour ensuite inscrire dans l’air ambiant des signaux de matières qui évoquent une pâte colorée, dense et malléable traçant des signes magiques en relief sur le gris du soir. Mais Beresford s’évade au travers d’un filet de feedback à peine perceptible et des crissements crachotant alors que Butcher distend la vibration de l’anche dans le bec, sa colonne d’air mourant et ressuscitant comme dans un rêve éveillé. Quand le ciel s’assombrit, les doigts du pianiste réjouissent l’atmosphère dans une ambiance de cirque surréaliste.  L’élan des improvisations est soudainement interrompu à de nombreuses reprises par S.B. comme dans un coq à l’âne assumé et auquel un John Butcher impassible se plie avec un goût sûr pour des figures et motifs créés de son imagination et par sa science du son : morsures du timbre, articulations du souffle aux couleurs changeantes, peu disert mais livrant toujours l’essentiel. Exquis ! Butcher sait aussi prendre un fragment de deux ou trois notes de son collègue et le resituer dans une autre dimension par soustraction et addition instantanée de fragments de notes. Signalons encore que le label Illuso recèle quelques perles pour écouteurs et collectionneurs avisés : Into Darkness par Stray (John Russell, Butcher, Dom Lash et Ståle Liavik Solberg), Midnight and Below (Terry Day, Dom Lash et Alex Ward) ou encore Season of Darkness (Fred Lonberg-Holm, Frode Gjerstad et Matt Shipp). Si vous voulez découvrir John Butcher soufflant intelligemment avec un collègue talentueux qui ne se prend pas du tout au sérieux tout en improvisant de manière adroite, retorse et réjouissante, vous avez trouvé ici le maître-achat. Le genre d’album qui ne ressemble à aucun autre et qu’on garde précieusement.

Doneda – Lemoine – Rose Michel Doneda – Philippe Lemoine – Simon Rose
 
Trois souffleurs libres parmi les plus affûtés de cette scène improvisée internationale radicale qui se refuse à jouer les utilités et à brader son talent pour des baudruches. Nous avons droit ici à une recherche de sons à la fois individuelle et collective : chacun cherche son chemin dans les frictions et froissements de la colonne d’air, des doigtés fourchus, des timbres rares, des sonorités extrêmes, des volutes d’harmoniques et vocalisations, de gazouillis aigrelets et grondements sourds, de pincements d’anche et coups de bec. Au sax soprano, Michel Doneda, au ténor, Philippe Lemoine et au baryton Simon Rose. Enregistré au Kühlspot Social club le 28 juin 2019. La cohérence de l’ensemble et les correspondances entre chacun enfle, grandit et envahit l’espace. Growls énormes mais placides, interpénétrations des sonorités formant un drone grouillant, organique, matières en mouvement, textures en tension. Polyphonie sauvage, tellurique, couinante, articulée dans un crescendo de coups de langue fiévreux, de boucles brûlantes, .. et puis deux filets de sons en suspension font bouger deux notes sur elles-mêmes quelques instants jusqu’au bord du silence … lequel se fracture par quelques micro-sons, vibrations infimes et harmoniques hésitantes à l’unisson… Et le tour est joué ! C’est tout bonnement magnifique, magique, essentiel. J’en oublie l’existence des quatre cinquièmes des albums proposés par les labels « qui comptent », éclipsés tous par cette entente fructueuse, sincère et vivifiante. Trente – cinq minutes de bonheur digital.

Spindrift Frank Paul Schubert Dieter Manderscheid Martin Blume Leo Records CD LR 883.
Trio saxophones – contrebasse – batterie co-piloté par trois improvisateurs expérimentés. On ne louangera jamais assez le percussionniste Martin Blume pour la qualité de son travail, son sens aigu de la multiplication / croisement des rythmes, des frappes et des pulsations auprès d’improvisateurs remarquables voire incontournables : John Butcher, Georg Gräwe et Hans Schneider (Frisque Concordance), Phil Minton et Marcio Mattos au violoncelle (Axon), Phil Wachsmann, Jim Denley, Axer Dörner et de nouveau Mattos (Lines), Birgit Uhler et Damon Smith (Sperrgut), Frank Gratkowski etc…. et avec qui on découvre toujours une facette de sa personnalité en osmose avec ses partenaires.  Sans parler des autres formations (duos etc…) avec les précités. En compagnie de l’excellent saxophoniste alto et soprano Frank-Paul Schubert (entendu avec Olaf Rupp, Alex von Schippenbach, Willi Kellers…) et du fidèle contrebassiste Dieter Manderscheid, c’est son approche plus « jazz libre » qui fait surface donnant la répartie au lyrisme anguleux du souffleur en phase avec le travail méticuleux du bassiste aussi à l’aise à l’archet qu’avec les doigts de la main droite sur le bas de la touche. Plutôt que soutenir, voire « pousser » le flux et les articulations des timbres du saxophones avec une énergie trop affirmée, le tandem basse-batterie choisit la légèreté, la subtilité, complétant la trajectoire du souffle et ses multiples modes de jeux de manière à étendre la palette sonore et la dynamique pour plus de lisibilité. Lorsque le premier morceau, Gale (34 :08) dépasse la moitié de sa durée le volume sonore décroit, le batteur frappant légèrement les surfaces et le bords de ses tambours et le sommet de ses cymbales. Chacun offrant à l’autre l’initiative consécutivement changeant le cap des échanges vers d’autres directions et configurations sonores. La facilité mélodique de Frank Paul Schubert se joue des méandres des enchaînements d’intervalles qui obéissent à des relations harmoniques complexes et mouvantes. La quintessence d’un souffle free savant, même s’il vocalise et s’emporte en fin de parcours. En maintenant la légèreté et la lisibilité de ses frappes, Martin Blume entretient la flamme en s’activant de plus belle croisant et multipliant à foison les pulsations avec une science remarquable et un maîtrise peu commune de la qualité de chaque frappe. Ces micros roulements sont superbement modulés nous faisant découvrir différents points sur la caisse claire d’où naissent des sons bien distincts. Laissé à lui-même, le contrebassiste contribue à enrichir la construction collective. Dieter Manderscheid a longtemps travaillé avec Frank Gratkowski, Martin Blume, Hannes Bauer, Gerry Hemingway, etc... La deuxième improvisation (Leucothea 30 :44) voit Blume solliciter ses accessoires métalliques à même les peaux. Petit à petit les volutes du souffleur entourent et font tournoyer le jeu précis et fluide du batteur et les rebonds des cordes du bassiste et s’élancent dans un souffle continu fracturant et hachant le timbre en croisant des doigtés alors que l’archet fait chanter le gros violon avec un ronflement d’harmoniques. C’est le moment choisi d’un fin duo percussion – contrebasse intériorisé et arrêtant le temps : on entend une voix intime poindre au creux de l’échange. Ces trois musiciens ont l’art de développer et faire durer l’expression collective et leur écoute mutuelle en découvrant méthodiquement et spontanément les champs sonores inhérents à leurs capacités instrumentales et musicales et leurs trouvailles qui rencontrent ici un aboutissement sans appel. Magnifique !

Bucher Tan Countryman Empathy FMR CD555-1119
Je suis parti sur mon élan de vous rapporter hauts faits et lubies au sein de trios saxophone, contrebasse et batterie, la combinaison instrumentale la plus récurrente dans le domaine du jazz libre et des « free-musics ». Ici, il s’agit d’un groupe qui sillonne les lieux dédiés au jazz d’avant-garde aux Philippines où semble-t-il, le « free » a largement droit de cité rencontrant sans doute la soif de liberté de nombreux habitants de ces îles innombrables situées entre la Chine, l’Indonésie et le Pacifique. Le batteur suisse Christian Bucher se signale par son jeu tout à fait original en accélération – décélération permanente. Il découpe sans relâche les temps flottants, avec des accents répétés et emportés forçant ou relâchant la pression à la fois sur ces deux collègues. Une simultanéité troublante font coexister et évoluer des pulsations différentes dans le même flux. Il a trouvé chez le contrebassiste Simon Tan le compère idéal qui s’inscrit complètement dans ses vagues rythmiques. Compléter un tel batteur n’est pas de tout repos. Rien de tel pour mettre en valeur le souffle chaleureux et mordant du saxophoniste alto Rick Countryman dans la pure expression free afro-américaine ondulant comme un dauphin sur les rouleaux agités de la Mer de Chine invoquant des divinités  imaginaires. Qualité sonore expressive : la plénitude sonore de cet instrument associé à Charlie Parker, Ornette Coleman, Eric Dolphy ou Sonny Simmons. De ce côté-là, vous ne serez pas déçu : 100% authentique. Timbre optimal.  Ce saxophoniste remarquable nous fut découvert par Julien Palomo (Acceptance – Improvising Beings) et a souvent tourné et enregistré avec le légendaire Sabu Toyozumi et Simon Tan, justement. Le label Japonais Chap Chap a bien publié au moins quatre albums les réunissant (Center of the Contradiction, Preludes and Propositions, Blue Incarnation et Voices of The Spirit) dans des clubs philippins face à des publics enthousiastes.  C’est donc le moment venu de vous mettre sous la dent un super trio bien dans la lignée du meilleur free-jazz avec une pointe d’originalité grâce au jeu personnel du batteur, à leur grande cohésion (Empathy !) au lyrisme charnu et enflammé du saxophoniste. Programme varié et bien équilibré au niveau thématique et mélodique. Belle trouvaille.

Fragil Gigante Baldo Martinez Juan Saiz Lucia Martinez Leo Records LR CD 889


Encore une fois, un trio souffleur – contrebasse – batterie, un modèle de groupe récurrent dans le jazz libre. Baldo Martinez assure la ligne de conduite et les fondements des envolées, comptines et pépiements avec son jeu sûr à la contrebasse. Juan Saiz truste poétiquement la flûte, le piccolo et les saxophones ténor et soprano et Lucia Martinez officie à la batterie que ce soit en soutenant des cadences  aux thèmes ou dans une expression sonore et percussive personnelle basée sur des développements rythmiques. Neuf pièces où se mêlent adroitement improvisations libres « free » et compositions  au fil des quelles, nos trois improvisateurs essayent avec succès à diversifier leur musique en conservant une véritable cohérence, un style lyrique, concerté mais profondément empreint de libertés tout en étant attaché à des éléments mélodiques qui sous-tendent leurs improvisations. Ces éléments thématiques sont relayés tant par le souffleur que par le contrebassiste quand l’un d’entre eux s’élance ailleurs. La plupart du temps, la batteuse joue complètement libre en soulignant le parcours du mouvements collectif avec des effet sonores, des roulements nuancés et sensibles. On entend clairement une assurance dans leur jeu car ces musiciens savent où ils veulent en venir, et une solidarité – écoute mutuelle puissante et fructueuse. Certaines pièces (Bradada) alternent éclats et unisson intériorisé. Freaks s’ouvre à d’autres formes au niveau rythmique créant un dialogue découpé entre le sax soprano et le tandem rythmique basse – batterie qui se prolonge en spirale via un crescendo des pulsations et des dérapages contrôlés. Excellent bassiste et batteuse vraiment compétente dans cette négociation d’échanges rythmiques.  Non seulement, ils font preuve d’un beau savoir-faire, mais celui-ci a pour but de nous enchanter et d’enrichir créativement leur belle musique collective.

Potsa Lotsa Silk Songs For Space Dogs Silke Eberhard Jürgen Kupke Patrick Braun Nikolaus Neuser Gerhard Gschlössl Johannes Fink Taiko Saito Antonis Anissegos Igor Spallati Kay Lübke. Leo Records CD LR 878

La maîtresse d’œuvre et saxophoniste Silke Eberhard n’en est pas à son premier projet orchestral tout en dévotion à un musicien que nous adorons tous, Eric Dolphy, phénomène étoile filante dans les constellations du jazz moderne, resté pour beaucoup d’entre nous à-jamais-contemporain. Décédé en 1964 après quelques années où il a pu enregistrer et faire naître un enthousiasme amoureux pour sa musique anguleuse, fascinante. Le nom du projet, Potsa Lotsa, est en fait le titre d’une composition de Dolphy jouée et enregistrée dans son album live au Five Spot avec Booker Little, Mal Waldron, Richard Davis et Ed Blackwell en 1961. Des dizaines d’années plus tard, la musique d’Eric Dolphy reste avec celles de Charlie Mingus, Thelonious Monk, John Coltrane mais aussi celle du pianiste Herbie Nichols ou du saxophoniste Steve Lacy, une matière d’inspiration, de dépassement ou de re-contextualisation. Le premier projet Lotsa Potsa d'Eberhard rassemblait l’intégrale des compositions d’Eric Dolphy jouées par son quartet de vents. Au trombone : Gerhard Gschlössl, à la trompette : Nikolas Neuser, au sax ténor, Patrick Braun et Silke Eberhard, au sax alto. Dans ce nouvel album de Potsa Lotsa, le travail de compositrice – arrangeuse de Silke Eberhard s’inspire des formes et des techniques de compositions d’Eric Dolphy pour construire un univers swinguant, audacieux et subtil. Pour ceux qui connaissent bien les enregistrements de Dolphy (The Outward Bound, Out There, Far Cry, Out To Lunch, Conversations et Iron Man et les trois albums live au Five Spot), plusieurs clins d’œil surprennent ça et là, comme les phrasés au violoncelle en pizzicato qui évoque Ron Carter dans  Out There ou dans l’album de ce dernier avec Dolphy, Mal Waldron, Georges Duvivier et Charli Persip (Where ? ). La matière orchestrale et les arrangements évoquent clairement aussi ceux de Charles Mingus, Booker Little, ou George Russell avec qui Dolphy a travaillé et enregistré. Mais aussi la lingua franca du jazz « universitaire » haut de gamme à la Bill Holman.  Quand on surprend Silke Eberhard improviser au sax alto, parmi la profusion des autres interventions solistes, elle évoque ou recycle des motifs et des figures dolphyens. Les instrumentistes sont impeccables et certains sont vraiment inspirés, même si les partitions ne prévoient pas beaucoup d’espace pour des improvisations conséquentes. La composition du groupe est ambitieuse pour un projet de ce genre : Silke Eberhard, sax alto, Jürgen Kupke, clarinette, Patrick Braun sax ténor et clarinette, Nikolaus Neuser, trompette, Gerhard Gschlössl, trombone, Johannes Fink, violoncelle, Taiko Saito, vibraphone, Antonis Anissegos, piano, Igor Spallati, contrebasse, Kay Lübke, batterie. Et sa réalisation est remarquablement réussie. Il y a du contenu, de superbes effets orchestraux, l’écriture est soignée et conséquente et les musiciens à la hauteur. Vous en avez pour votre argent. Dans un festival important, le public du jazz contemporain qui aime le jazz moderne créatif et aime à s’y retrouver tout en appréciant certaines audaces va sûrement y trouver son compte. Mais, si vous aimez sérieusement Eric Dolphy et ses comparses (Booker Little, le jeune Freddie Hubbard, Jaki Byard, Mal Waldron, Booker Ervin, Ron Carter, Richard Davis, Roy Haynes, Ed Blackwell etc… sans parler de Mingus et Richmond), leur énergie folle, leurs sonorités flamboyantes, le son du blues, les morsures, la rage anti-raciste et ce surgissement, cette puissance tranchante, cette clarinette basse hallucinée,… Silk Songs for Space Dogs risque de rester dans un coin de votre discothèque. Je n’écris – pas cela- parce que-ces musiciens-sont-légendaires-et-universellement-connus, mais parce que c’est la vérité nue. Un des collègues de ces musiciens, un clarinettiste basse du nom de Rudi Mahall a « un jour » enregistré l’entièreté du répertoire de Thelonious Monk en compagnie d’Alex von Schlippenbach, Axel Dörner Jan Roder et Uli Jennessen (Monk’s Casino) avec un son et des idées et des phrasés à la clarinette basse qui sont le plus digne et plus profond hommage à Eric Dolphy que l’on puisse rêver, en jouant la musique de son compositeur préféré (Hat and Beard).
Il manque donc à cet album bien fait et réjouissant quelques souffleurs de la trempe de Rudi Mahall pour évoquer en substance et en esprit un phénomène aussi « physique », allumé et emporté qu’Eric Dolphy.

16 juillet 2020

John Butcher Phil Minton Gino Robair / Simon H Fell SFQ Alex Ward Richard Comte & Mark Sanders/ Pago Libre Brennan - Teissing - Shilkloper - Patumi / Armaroli - Schiaffini - Sjöström

Blasphemous Fragments John Butcher Phil Minton Gino Robair Rastascan Records BRD 076
Enregistré en 2017, le bien nommé Blasphemious Fragments réunit trois improvisateurs dont le saxophoniste John Butcher (ténor et soprano)est le dénominateur commun. Depuis les années 90’s , le percussionniste et électronicien Gino Robair et John Butcher maintiennent une collaboration exploratoire sur le long terme, ayant enregistré plusieurs albums en duo (Liverpool (Bluecoat) Concert, New Oakland Burr, Apophenia, Bottle Breaking Heart Leap) et en trio avec Matthew Sperry (Milagritos), Miya Masaoka (Guerrilla Mosaics) et Derek Bailey (Scrutables). Certains de ces albums sont parmi les plus remarquables de ces deux artistes. D’autre part, le saxophoniste a enregistré un duo avec Phil Minton (Gomorrah) et a fait partie de son « Phil Minton Quartet » (Mouthful of Ecstasy et Slur). Je vous passe les dates et les labels de tous ces albums pour me concentrer sur cet enregistrement requérant où les trois musiciens jouent littéralement dans la marge épurée de l’improvisation libre durant onze improvisations autour des deux minutes quarante jusqu’aux cinq minutes avec une belle exception de 10:32. Les mots choisis pour chaque titre (elliptique) ont une qualité littéraire lucide et indiscutable. De percussions, vous entendrez des grattements, des griffures, des scintillements, des vibrations auxquels se mêlent des bruissements électroniques. Dans d’autres disques, Gino Robair est crédité « energized surfaces » : il fait vibrer ses peaux au moyen de moteurs. John Butcher n’articule pas vraiment des phrases, mais, plutôt sélectionne des sons particuliers : harmoniques extrêmes, growls détimbrés, vocalisations rentrées, diphtongues sonores ou couinements méthodiques dont il parsème adroitement le flux aérien et presque désincarné des échanges du trio. Il faut attendre Blue Night… le dixième morceau pour percevoir le style caractéristique auquel le saxophoniste nous a habitué. Quant à Phil Minton, on entend poindre ou exploser des onomatopées improbables, des filets de voix hantés dans plusieurs registres, du sifflement volatile aigu, au chant doublé de la glotte, des vocalises « aspirées » à des murmures erratiques dans un grave inouï. Aussi, phonèmes – borborygmes expressifs et lunatiques. Ces trois improvisateurs prennent tout leur temps pour nous exposer les moindres détails de leurs trouvailles sonores qui se juxtaposent comme par enchantement. On est loin de l’hyperactivité ludique et parfois exubérante comme cette musique improvisée s’était exprimée jadis et plus dans l’intériorité et l’acte de soupeser et calibrer la moindre intervention et la qualité des timbres, même si la spontanéité en est ressentie avec autant d’acuité.  Attachant, remarquable et d’une certaine manière onirique.

SFQ Seven Compositions (Limoges) Richard Comte Simon H Fell Mark Sanders Alex Ward Bruce’s Fingers BF 147 / nunc .
Enregistré le 13th novembre 2011 au Festival Éclats d’Émail à Limoges, pas loin d’où habitait le contrebassiste et compositeur disparu ce 28 juin, Simon H.Fell, ce superbe et dynamique concert de jazz contemporain / avant-garde a mis de nombreuses années à sortir de l’ombre, mais juste avant le décès inopiné de son concepteur / compositeur, Simon H. Fell, un musicien exceptionnel. Veuillez vous référer à ma publication précédente où je retrace le parcours de ce brillant inventeur de mondes. C’est le quatrième album du SFQ (Simon Fell Quartet ou Quintet) jouant et vivifiant les compositions du maître. Et quelles compositions ! N°70B : Liverpool 1a, N° 51g : Limoges Frame and Rectangle, N° 75f : Positions 6&7, N° 10.5.26, 10.5.21 et 10.5.29, N° 51h Limoges Rectangles + Frame. Parsemées dans cette suite majestueuse et tirée au cordeau sur des rythmiques de dératés particulièrement secouées ou des silences questionnants, on trouve trois compositions instantanées jouées/ improvisées par le clarinettiste Alex Ward avec le batteur Mark Sanders + le guitariste Richard Comte, le clarinettiste et le contrebassiste Simon H. Fell et le clarinettiste en solo. Car c’est bien le clarinettiste virtuose qui mène la danse en improvisant constamment selon les indications précises et complexes du compositeur. Hallucinant. On est dans la cours des très grands, Anthony Braxton par exemple, celui des années septante et quatre-vingt. Le drive extraordinaire du tandem Fell – Sanders emporte tout sur son passage avec à la fois une énergie folle et une précision pointue en jouant à saute-moutons par-dessus les chausses trappes des infernales partitions où le sérialisme est un des éléments incontournables. Sanders est le batteur fétiche du SFQ (tout comme son camarade Steve Noble) et l’irremplaçable Alex Ward enlace le classique contemporain avec l’allant rythmique primesautier du jazz. Haletant et mouvementé, leur parcours imprévisible a un sens profond : c’est du jazz haut de gamme, digne de ce nom. Tour à tour épuré à la Schönberg, cavalier à la Mingus, sautillant à la Braxton, anguleux à la Dolphy ou éclaté quasi en impro libre où on devine toujours le substrat d’une écriture multiforme et enrichissante, la musique emprunte des chemins diversifiés avec un panorama très étendu au niveau des sonorités et de la dynamique. Vous en serez sidéré au bout des 63 minutes de ce concert étincelant. Les changements de rythmes et de métriques sont une constante et le batteur a un malin plaisir à sortir de la route avec des tintements de quincaillerie du plus bel effet pour revenir aux commandes pour relancer le groupe. Pour pimenter l’affaire, Simon H Fell a introduit dans son quartet le guitariste Richard Comte qui, lorsqu’il n’étoffe pas remarquablement la texture orchestrale ou improvise dans un style voisin du clarinettiste, se laisse aller à des dérapages soniques qui changent la donne (N° 10.5.21) : ne nous prenons pas trop au sérieux. Les thèmes sont constamment retravaillés dans des variantes subtiles qui donnent un sentiment de suite, de grand-œuvre de premier plan avec un crescendo graduel et de plus en plus endiablé au niveau des cadences et des tiraillements. On ne pouvait pas mieux placer le solo solitaire et semi pointilliste d’Alex Ward après une telle chevauchée fantastique. Un compositeur ambitieux et sûr de son fait. La mise en place est magistrale. Auto-produit, cet enregistrement exceptionnel aurait dû se trouver au catalogue de No Business, Not Two, Intakt ou un label important de ce genre, lesquels nous offrent trop souvent des resucées parfois complaisantes ou un énième album d’artistes au don d’ubiquité surprenant, mais lassant à la longue. Enfin, précipitez-vous chez Bruce’s Fingers, le label de Simon H Fell : https://brucesfingers.bandcamp.com/album/seven-compositions-limoges
Il s’agit d’un album imprimé à la demande, les deux faces de la pochette collée à même un emballage générique cartonné. Quant au leader sa qualité de contrebassiste n’a pas besoin d’étaler sa virtuosité. Un « simple » coup d’archet comme dans le dirge de 10.5.26 Lonely Life et vous avez compris à qui vous avez à faire : un grand maître !
Vous pouvez par la même occasion vous rattraper avec les deux autres opus du SFQ : Thirteen Rectangles (BF43) et Four Compositions (2CD Red Toucan) lequel contient deux projets différents aussi aboutis que les deux autres mentionnés ici.

Pago Libre : Cinémagique 2.0 John Wolf Brennan Tscho Teissing Arkady Shilkloper Daniele Patumi. Leo Records CD LR 863.
Sous-titré Sixteen soundtracks for an Imaginary Cinema, Cinémagique 2.0 est en fait la réédition de cet album de Pago Libre paru en 2001 pour le label TCB auquel on a ajouté trois bonus tracks enregistrées au Festival de Feldkirch en 2004, le tout présenté dans un magnifique digipack pour le 30ème anniversaire du groupe.  Pago libre était alors composé du pianiste John Wolf Brennan, du violoniste Tscho Teissing, du joueur de cor Arkady Shilkloper (aussi flugelhorn, cor des Alpes, alperidoo) et du contrebassiste Daniele Patumi . Cette combinaison instrumentale permet à ses musiciens talentueux de créer un riche univers de musiques composites puisant à plusieurs sources, folklores européens, jazz contemporain, classique moderne, tango, musiques alternatives. Les quatre musiciens contribuent chacun à proposer des compositions originales dont la moindre qualité n’est pas la facture rythmique intrigante et un goût certain pour des dissonances subtiles et des voicings entraînants. Chaque morceau fait référence à un film, à un cinéaste ou un autre sujet lié au cinéma. Comme « À bout de souffle » de Godard … en 33/8 ou  Synopsys … en 5/4 ou encore Le Tango d’E.S. (Eric Satie) arrangé par Brennan et qui fut la musique d’Entr’acte de René Clair. Ou encore un très emballant Folksong signé Shilkloper et évoquant Nostalgia de Tarkovsky qui mélange les musiques populaires de Moldavie et d’Irlande. Musique lyrique (Shilkloper), bien charpentée (Patumi), nostalgique (Teissing), concertée (Brennan). Une musique sensible et recherchée, joyeuse aussi, qui se laisse écouter à la lisière de plusieurs courants avec une dose d’improvisation, des tournures peu prévisibles, des audaces rythmiques, un sens de l’épure, une part de rêve. Les trois morceaux des bonus – tracks démontrent volontiers comment leur répertoire s’éclate en concert. À relever : le délirant Rasende Gnome de Georg Breinschmid, leur nouveau bassiste d'alors. Sans étaler leur virtuosité, ils convainquent surtout par l’originalité de leur propos et l’aplomb dans l’exécution d’une musique pas évidente à cadrer sur les tempi. Depuis cette époque, la musique de Pago Libre a bien évolué et pour s’en convaincre, Leo Records propose simultanément Pago Libre Sextet platz Dada, un hommage référentiel à Hans Arp, Kurt Schwitters et Daniil Charms enregistré en 2007 et le tout récent Mountains Songlines de 2020.

Armaroli – Schiaffini – Sjöström Duos and Trios Leo Records LR CD 892

Quel plaisir de retrouver l’irrésistible tromboniste Giancarlo Schiaffini dans le Trio One qui ouvre ce bel album Trios and Duos.  Schiaffini, le vibraphoniste Sergio Armaroli et le saxophoniste soprano Harri Sjöström jouent dans trois Trios (One, Two et Three) les deux autres étant situés à la fin du disque, entourant pas moins de huit duos Armaroli/ Sjöström. On aurait aimé entendre plus longtemps le tromboniste Italien pour chacune de ses notes, celles-ci étant calibrées avec un timbre, un accent, un effet, une densité particulière comme un Roswell Rudd qui s’inspirerait de Paul Rutherford. Mais, en fait, nous ne perdons pas au change, les qualités d’improvisateur original de Schiaffini s’applique aussi à Harri Sjöström, un véritable orfèvre du sax soprano, élève de Steve Lacy dont il partage beaucoup de qualités au point de vue de la sonorité et de la « simplicité » complexe de son jeu. Chaque note est soupesée, travaillée, émise avec une précision remarquable comme si elle était habitée d’une vie indépendante, comme si elle traduisait des signes visuels articulés dans une écriture mystérieuse pleine de significations. Ses improvisations développent une belle dimension narrative avec un style tout à fait personnel, lyrique, précis et puissamment chaleureux. Son collègue Sergio Armaroli cultive un jeu aérien et délicat, toutes notes suspendues et flottant dans l’espace, le timbre des lames s’échappant dans l’infini du silence comme dans Duet Six, la plus longue des courtes improvisations. Celles-ci tournent entre deux et quatre ou six minutes et Duet Six atteint 10:43. Pour notre plus grand bonheur la dernière improvisation, Trio Two, dure 22:36 et rassemble les trois musiciens, nous permettant de nous régaler de la présence du tromboniste Giancarlo Schiaffini. En fait, je considère que le trombone était l’instrument (ou un des instruments) phare de la révolution « musique improvisée libre » européenne. Et donc en ce qui me concerne, Giancarlo Schiaffini (comme Rutherford, Christmann, Malfatti, les Bauer, Paul Hubweber ou encore Sarah Brand) est un pionnier incontournable. Il faut l’entendre travailler le son, ses glissandi dans le grave, vocaliser dans le pavillon, vibrer la colonne d’air, la compresser etc… Un magnifique alter-ego pour le distingué Harri Sjöström dont l’articulation fait merveille. Le jeu zigzagant et sautillant du vibraphoniste Sergio Armaroli et sa vision libertaire de l'instrument, crée une troisième dimension, un relief à la fois éthéré, transparent et substantiel, qui contribue à l’architecture des échanges, traçant des écrins choisis pour les vents inspirés. Une merveilleuse musique de chambre.

6 juillet 2020

Simon H. Fell R.I.P (13 janvier 1959 – 28 juin 2020)

Simon H. Fell R.I.P (13 janvier 1959 – 28 juin 2020


Suite à une intervention médicale, le contrebassiste Simon H.Fell nous a quitté, laissant son épouse Jo et ses proches camarades musiciens dans une profonde tristesse. Tous les musiciens et musiciennes avec qui il a collaboré sont unanimes pour reconnaître ses compétences hors-pair d’instrumentiste, d’improvisateur et compositeur, de chef d’orchestre et de concepteur de projets originaux, sans parler de Bruce’s Fingers, son prolifique label (+130 albums) et de son rôle d’activiste de la scène Britannique. Ses collègues insistent sur son extraordinaire générosité quand il prenait un ou une jeune collègue sous son aile, sa profonde honnêteté intellectuelle et ses qualités humaines. Quelques soient les groupes et les projets, les personnalités et les situations, Simon H. Fell faisait toujours preuve d’une grande sensibilité intelligente et d’une adaptabilité maximale face à des esthétiques musicales différentes, voire divergentes.
Il occupait une place à part tout à fait particulière, unique même, dans la scène internationale de la musique improvisée en assumant simultanément et/ou alternativement l’acte d’improviser librement et le travail du compositeur qui dans son esprit étaient deux activités musicales qui s’imbriquent, se complètent et s’enrichissent. Dois-je rappeler que dans les cercles d’improvisateurs radicaux on cite invariablement le concept de « musique improvisée non-idiomatique » inventée par le génial guitariste Derek Bailey ? Derek Bailey avec qui Simon a souvent joué en duo ou dans le groupe Company. Avec tout le respect qu’on doit à Bailey, il faut convenir qu’il s’agit d’un terme de vulgarisation scientifique récusé par de nombreux improvisateurs de haut vol. Et comme cette musique est collective et le fruit de la collaboration et de rencontres multiples de dizaines, puis de centaines d’individus qui y ont contribué avec leur talent, leurs expériences et leurs musiques, il me semble plus intéressant de rassembler des témoignages d’acteurs différents  et de confronter les narrations individuelles tout en écoutant sérieusement et avec plaisir concerts et enregistrements plutôt que d’adopter systématiquement une terminologie. Dans cette optique, je pense que Simon H. Fell était un des artistes majeurs de la scène Britannique aussi important parmi les Evan Parker, Derek Bailey, Tony Oxley, John Stevens, Eddie Prévost, Keith Rowe, Paul Rutherford, Barry Guy, Hugh Davies, Lol Coxhill, Harry Miller, Trevor Watts, Keith Tippett, Maggie Nichols, Phil Wachsmann, John Butcher, Veryan Weston etc…qui ont contribué à créer cette scène musicale… et au niveau européen des artistes comme Michel Doneda, Lê Quan Ninh, Fred Van Hove, Peter Kowald , Alex Schlippenbach, Günter Christmann, Paul Lovens, Bennink, Altena, Irene Schweizer, Brötzmann etc…
Je connais d’avance la question d’aucuns (journalistes, organisateurs, groupies) dans l’univers « continental » des musiqueimprovisées et du free-jazz : « Avec qui a-t-il joué régulièrement et enregistré ?». Tout de suite, le CV, le pedigree. Ma réponse : « Allez-vous faire… !! »
Chaque artiste « important » mérite d’être compris et évalué selon ses propres termes et non pas au travers d’une grille d’évaluation formatée et par ses éventuelles connections avec les autres artistes les plus réputés et les plus demandés. Quand on écoute l’album solo de Simon enregistré au Festival le Bruit de la Musique le 21 août 1975 (Confront Records), on est frappé par la puissance de son jeu à l’archet dans certaines fréquences et la projection dans l’espace sonore. Sérieusement, vous demandez à d’autres contrebassistes réputés de cette scène de reproduire ce motif mélodique et ce timbre précis avec ce volume et cette qualité sonore, tel qu’on l’entend dans l’enregistrement de ce passage que j’ai conservé dans ma mémoire, ils auraient bien été ennuyés. Un jour de l’an 2000, j’ai introduit mon ami Jacques Foschia dans le London Improvisers Orchestra, un rassemblement de musiciens extrêmement talentueux (entre autres, Butcher, Coxhill, Evan Parker, Alex Ward, Rutherford, Tomlinson, Harry Beckett, John Edwards, Steve Beresford, Mark Sanders, Steve Noble, Marcio Mattos, Veryan Weston, Charlotte Hug etc..) et quelle fut sa réaction à la pause ? « Qui est-ce, ce contrebassiste qui joue juste derrière moi ? ».  « Simon H. Fell », lui répondis-je. Mon copain était complètement scié ! Jacques est un clarinettiste de formation classique et « contemporaine », spécialiste de la clarinette basse, avec un Premier Prix de soliste chez Harry Bok au Conservatoire de Rotterdam, Bok étant lui-même l’élève de Harry Sparnaay, une référence mondiale au niveau clarinette. Jacques avait rencontré Barre Phillips par son travail avec la danse et Barre était pour lui, indiscutablement, LE contrebassiste de référence en matière d’improvisation. Mais Jacques avait été complètement bluffé par le musicianship de Simon, lequel était Professeur de Contrebasse à l’Université de Cambridge, jusqu’à son départ pour le Limousin il y a une quinzaine d’années. J'ajoute qu'il trustait quelques titres universitaires (Dr Simon H Fell). 
Non seulement contrebassiste d’exception, mais aussi le compositeur - chef d’orchestre le plus ambitieux de tout le jazz contemporain d’avant-garde en grand orchestre : Compilations II, III et IV, ses œuvres complexes pour grand orchestre, nécessitaient au moins une quinzaine de jours de répétition et une intense coordination. Sa Composition n° 30 - Compilations III par exemple rassemblait plusieurs dizaines de musiciens et musiciennes dont une douzaine d’improvisateurs parmi lesquels quatre guitaristes noise, le RNCM Big Band et un ensemble de musique de chambre. SHF avait repris le concept de Xenochronicity cher à Frank Zappa : ses compositions mélangeaient ou imbriquaient différents styles d’époques différentes jusqu’au point où certaines d’entre elles s’intitulaient Harrison’s BlocksLydian PanelsStockhausen Mancini Head (cfr Composition N°62 Compilation IV quasi-concerto for clarinet(s), improvisers, jazz ensemble, chamber orchestra & electronics). D’une très grande intégrité morale et artistique, Simon H.Fell s’ingéniait à trouver les fonds pour défrayer les répétitions et le concert et à faire travailler ses orchestres dans les meilleures conditions. Jusqu’à présent dans cette scène, on n’a jamais vu d’autre improvisateur – compositeur qui réunit à ce point le jazz contemporain et la musique savante d’une manière aussi précise, audacieuse, délirante et extrême. D’ailleurs, il avait coutume de déclarer qu’il aimait jouer dans les extrêmes opposés. Il suffit de relever ses différents groupes pour s’en rendre compte. Attaché à son enseignement musical et à la scène locale des Midlands (Leeds, Sheffield), Simon privilégiait ses groupes avec des musiciens du cru dont il avait le pouvoir de tirer le meilleur grâce à l’inspiration que son énergie et son engagement total et inconditionnel suscitaient, plutôt que de ricocher dans la sphère internationale de « l’élite » de la musique improvisée européenne pour pouvoir tourner dans les festivals et concerts importants et se constituer un « CV » et des connections. Donc, S.H.F. a « seulement » enregistré un seul CD en duo avec Derek Bailey (The Complete 15th August 2001 / Confront) et au sein de la Company du même Bailey. On compte deux autres CD’s avec Carlos Zingaro et Marcio Mattos au violoncelle. Mark Sanders et Steve Noble furent les batteurs du Simon Fell Quartet ou Quintet et de nombreux autres projets et concerts.
Chacun de ses groupes cultivait une approche extrême et irrévocable dans une esthétique donnée : noise excessif (Descension), free-jazz expressionniste survitaminé (HWF), trio minimaliste à la limite du silence (IST), quartet jazz contemporain « à la Braxton » (SFQ), groupe d’improvisation à cordes (ZFP) ou encore le trio Badland.

Descension réunissait l’explosif et abrasif guitariste noise Stefan Jaworzyn, le batteur Tony Irving et le saxophoniste Charles Wharf avec qui il a travaillé au début de sa carrière. Ils ont fait la première partie de Sonic Youth en 1996. Irving et Jaworzyn formaient le groupe noise Ascension et enregistrèrent plusieurs albums sur leur label Shock, lequel publia Live March 1995, unique CD de Descension et un des meilleurs albums solo de Lol Coxhill. Pour la petite histoire, un 45 tours sortit sous le titre My Middle Name is Funk (Amanita et Father Yod). Derek Bailey et Incus sortirent un duo particulièrement violent, hargneux et bruyant de Jaworzyn (In a Sentimental Wood Incus Cd 25) avec le saxophoniste Alan Wilkinson, le compère de Simon dans le trio HWF. Un titre de ce disque disait «David Murray Dons A Cunning Alan Wilkinson Disguise And Blags His Way Onto A Bill At The Termite Club…”. Un autre, «Excerpts From A Typical Hard Bop Blowing Session ».
HWF se composait du batteur Paul Hession, de Simon H. Fell à la contrebasse et d’Alan Wilkinson aux sax baryton et alto et sillonna grand nombre de lieux dédiés à la free-music et au rock alternatif en Grande Bretagne, dont le légendaire Termite Club à Leeds, leur Q.G. Avec ce trio, leur free-jazz viscéral toucha des publics disséminés dans la marge des clubs et Bailey, encore, publia aussi un album live de HWF avec le guitariste Joe Morris, Registered Firm, un de leurs nombreux albums enregistrés au Termite Club (Incus 33CD). Un autre de ceux-ci s’intitulait « the Horrors of Darmstadt » (sic ! Shock SX25CD), tout un programme. La musique de HWF était une véritable foire d’empoigne : déchaîné, le sax jouait au maximum d’intensité, vociférant en faisant exploser la colonne d’air de son baryton, et éclater le timbre de son alto, les suraigus mordant le plafond. Le batteur jonglait avec les rafales de roulements et de frappes tous azimuts.  Les murs de la salle semblaient trembler. C’est à ce moment qu’on réalisait l’énergie sidérante du contrebassiste, arcbouté sur son instrument, se créant un passage dans cette jungle sonore, secondé par une table sur roulettes d’où il extrayait des accessoires, baguettes, objets ou des archets dans un mouvement constant et frénétique, les lunettes rondes retenues par un élastique. Le chevalet devait déguster ! Avec Paul Rogers et John Edwards, il était un des bassistes les plus physiques qu’il m’a été donné d’entendre de visu. C’est bien simple, Two Falls and A Submission, leur dernier album fait référence à l’univers du catch et de la lutte où tous les coups sont permis (Bo’Weawil Recordings). Paul Hession : "quand je discute de free-music, j’aime faire des analogies …. la lutte. La lutte semble particulièrement apte à décrire la musique de HWF car elle tend à être très ludique avec un style proche de la lutte (« grappling style »). » Grappling fait songer au mot français s’agripper et eux le faisaient de toutes les manières possibles.
À cet extrême, semblent s’opposer au niveau esthétique deux autres groupes phares de Simon : IST avec le violoncelliste Mark Wastell et le harpiste Rhodri Davies et SFQ, pour Simon Fell Quartet ou Quintet, avec le clarinettiste Alex Ward et alternativement, les batteurs Mark Sanders ou Steve Noble auxquels se sont joints le pianiste Alex McGuire, la tromboniste Sarah Gail Brand ou le guitariste Richard Comte. IST se concentrait sur des sonorités très fines, bruissements à la limite du silence, minimaliste – réductionniste. Un des groupes majeurs de cette tendance vers l’an 2000 qui a enregistré au moins six albums. Par contre, la musique de SFQ est composée en étendant de manière organique le swing inhérent au jazz avec des changements constants de rythmique et d’intensité, des lignes mélodiques entre le sériel et le dodécaphonique avec des harmonies complexes et des incursions dans le sonore "improvisé". Un esprit assez proche du Braxton des années 70/80. Trois albums vraiment remarquables enregistrés soigneusement en studio. Thirteen Rectangles version 2 (Bruce’sFingers) avec Steve Noble, Alex Ward, Sarah Gail Brand et Alex Maguire. On retrouve le même SFQ dans Simon H Fell – SFQ – Four Compositions , un double cd Red Toucan, jouant ses compositions Three Quintets N° 50, N°40.5d et N°62b. L’autre cd de ce double album est consacré à un SFQ – Liverpool Quartet jouant la Composition N°70 avec Alex Ward, Guy Llewellyn au french horn et Mark Sanders et toujours Simon H Fell à la contrebasse. Tout récemment, Bruce’s Fingers a publié SFQ Seven Compositions (Limoges) avec Richard Comte, guitare, Alex Ward, SHF et Mark Sanders. Ce filon jazz avant-garde composé n’a rien à envier au Quintet de Gerry Hemingway par exemple.
IST a été fondé vers 1995 alors que Mark Wastell débutait dans la scène improvisée au violoncelle. Le harpiste gallois Rhodri Davies était alors un jeune musicien que Simon avait rencontré dans un conservatoire. Rhodri était alors intéressé par la composition contemporaine d’avant-garde et une démarche sonore radicale bruissante. Le trio débuta dans les clubs britanniques. Un enregistrement inédit de 1995 au Club Room, un de leurs premiers concerts, vient d’être publié par le label SCÄTTER en digital.  Après un vinyle intéressant pour le label Siwa, Anagrams to Avoid, et un CDr sur Confront, le label naissant de Wastell, Consequences of Times and Places, IST enregistra Ghost  Notes, avec quelques improvisations et une série de compositions « pour improvisateurs » signées Carl Bergstrøm Nielsen, R.Davies, Stace Constantinou, Phil Durrant, Mark Wastell, Guto Pryderi Puw sur le label de Simon, Bruce’s Fingers. Ce trio se développa et s’agrégea dans un nouveau mouvement international au sein de la scène improvisée qu’on qualifiera de réductionniste, mais aussi lower case etc… : Phil Durrant, Jim Denley, Axel Dörner, Burkhard Beins, Nikos Veliotis, Radu Malfatti, Keith Rowe, Birgit Uhler, Jean-Luc Guyonnet etc… En 2001, au festival Total Music Meeting de Berlin, un événement insigne de la scène improvisée européenne, la performance de IST coupa le public en deux camps avec sa musique faite de silences, de glissandi fragiles, de chocs et d’étouffements du son (Berlin /Confront). Comme Simon H Fell était le contrebassiste préféré de Derek Bailey, il advint que le trio IST fut amené à jouer avec Derek Bailey et le danseur de claquettes Will Gaines tant à Londres qu' à New York et Marseille où ils enregistrèrent Company in Marseille, un passionnant double CD Incus. Confront Core Series a publié Derek Bailey & Company : Klinker, déjà sold-out, un concert en 2000 au Klinker, le club du plus provocateur des improvisateurs, Hugh Metcalfe. À cette époque, Davies et Wastell jouaient trois ou quatre fois par semaine dans les clubs Londoniens en rencontrant un nombre extraordinaire de collègues, créant ainsi un réseau étendu d’amitiés et de solidarités, une des caractéristiques de la scène britannique. Simon n’hésitait pas à les rejoindre depuis Cambridge, pour que leur trio se développe, tout comme le faisait encore Derek Bailey à cette époque en jouant dans des pubs. En fait, cette association avec le trio IST était sans doute un des rares groupes fixes de Bailey, qui ne croyait plus que dans des rencontres itinérantes et fugaces. Confront Recordings vient d’ajouter à son catalogue un Virtual Company avec Fell et Wastell (Davies absent pour cause de tempête de neiges) improvisant avec des fragments d’enregistrements en solo de Bailey et Gaines, préparés par Simon sous le titre (re) Composition 81 (for Mark) . Le Cd étant actuellement en commande, je ne peux vous en dire plus.
Un autre important collaborateur de Simon H Fell est le compositeur et pianiste Chris Burn avec qui il enregistra The Middle Distance (another timbre) avec un autre pianiste, Philip Thomas, lequel avait déjà enregistré l’album Comprovisations pour B.F.. Le point de vue de SHF était que la composition et l’improvisation sont complémentaires et que l’un pouvait très bien fonctionner avec l’autre, donc rien d'étonnant qu’un album d’un collègue intitulé Comprovisations soit publié sur Bruce's Fingers. Ce magnifique album the Middle Distance est aussi un très bel exemple du travail de Simon à la contrebasse. Inspiré par Chris Burn et son piano préparé, il venait de publier Continuous Fragment en duo avec ce dernier, album court, mais dense d’inventions millimétrées au plus profond des murmures de la caisse de résonance du grand piano et de la touche de la contrebasse.  On l’entend aussi dans Densités 2008 au sein de l’Ensemble de Chris Burn avec John Butcher, Lê Quan Ninh et Christof Kurzmann. Et comment ne pas évoquer le dynamique trio Badland avec Simon Rose, Simon H Fell et Steve Noble (The Society of Spectacle / Emanem et Axis of Cavity /Bruce’s Fingers) à la fois souple, énergique et subtil ? Lorsque les deux Simon commencèrent à jouer ensemble, le saxophoniste Simon Rose, alors au sax soprano, n’était encore qu’un débutant. Mais Simon H.Fell avait le pouvoir de deviner le talent et le potentiel d’un nouveau venu et la volonté de continuer une relation musicale au fil des années et même des décennies. Aujourd’hui, Simon Rose est un solide improvisateur basé à Berlin et spécialiste du sax baryton. Et bien sûr, il faut aussi mentionner un autre contrebassiste installé à Londres depuis des décennies, le Brésilien Marcio Mattos avec qui Simon prendra soin de jouer, sans doute parce que Marcio est un des plus remarquables violoncellistes de la scène improvisée. S’ensuivit le ZFP Quartet avec le violoniste Carlos ZingaroMarcio Mattos au violoncelle, Simon Fell et le percussionniste Mark Sanders (Music for strings, percussion and electronics et Ulrichsberg München Muzik – Bruce’s Fingers). C’est d’ailleurs avec Mattos au violoncelle et Sanders que Simon a participé à l'enregistrement dans les deux premiers albums du trompettiste londonien Roland Ramanan (Shaken et Cesura / Emanem), donnant ainsi un coup de main à son pote du London Improvisers Orchestra, un projet musical et humain qui était très cher à son cœur. 
Je n’hésite pas à déclarer que Simon H Fell était une des personnalités les plus importantes et les plus qualifiées musicalement de la scène européenne improvisée – jazz d’avant-garde. Il y a bien sûr des contrebassistes de très grande valeur, mais je ne vois pas qui a autant de conviction, de réflexion, de capacités orchestrales et d'écriture et un label aussi pointu et généreux.  Et le jazz là-dedans ? Depuis son adolescence, Simon prêtait main forte à des jazzmen locaux d'East Anglia, tout comme il le faisait dans le classique. Pour se convaincre de ses racines "jazz, il suffit d’écouter le projet SFSThe Ragging of Time (Composition N°79) où en compagnie d’Alex Ward, du trompettiste Percy Pursglove, du clarinettiste Shabaka Hutchings, Richard Comte et Paul Hession, il resitue le jazz moderne et le swing dans une ambiance et des méthodes plus actuelles pas trop éloignées de Charles Mingus (BF 127). Ou cet album atypique de 1996 du trio Something Else avec Hession à la batterie et le souffleur de Sheffield, Mick Beck où on peut entendre son "drive" tendu et puissant à la contrebasse (Playing with Tunes - BF 20). 

Alors, Simon H. Fell, que puis-je dire d’autre que tu nous manqueras toujours.

28 juin 2020

Evan Parker Barry Guy & Paul Lytton/ Paolo Pascolo Stefano Giust / Matthias Boss & Marcello Magliocchi

Evan Parker Barry Guy Paul Lytton Concert in Vilnius. No Business NBCD 123. 
Au fil des ans, Vilnius est devenu un centre névralgique de la musique improvisée et du jazz libre au même titre que le fut Wuppertal, Hanovre ou encore, Zürich, Moers ou Nickelsdorff. Grâces soient rendues à l’équipe du label No Business. Exhumant des témoignages remarquables de groupes improbables et laissés pour compte (consultez leur catalogue, c’est édifiant !), autant que d’associations aussi convaincantes que celle-ci, ils ont créé un espace local et attiré un public attentif par de là les frontières. D’aucuns me diront que ce trio légendaire doit être usé jusqu’à la corde à force de tournées et d’enregistrements. La vérité est tout autre. Ce trio Parker-Guy-Lytton constitué voici presque quarante ans joue par intermittence et nous confie de temps à autre un témoignage enregistré de leurs retrouvailles périodiques, conservant ainsi leur empressement à rejouer ensemble et à nous étonner. Il se passe parfois des années avant qu’ils ne se retrouvent sur scène pour un concert aussi étoffé et fascinant que celui-ci, enregistré en 2017. Sans doute, en agissant de la sorte, ils en conservent la magie en écartant une forme de lassitude inhérente aux tournées continuelles. Car il s’agit bien de magie. Le souffle d’Evan Parker fait tournoyer spirales et volutes de sons qui se chevauchent elles-mêmes en entrelacs multiphoniques où pointent des extrêmes aigus, harmoniques déchirantes et des arches en déséquilibre permanent. « Aurait-on accéléré le débit de la bande magnétique ? » pensions-nous il y a fort longtemps, dans les premières années du trio/ quartet Schlippenbach. Son jeu en douceur donne l’illusion du cri, contorsionnant des phrasés en segments inégaux, rotations maniaques aigu-grave suggérant des harmonies inconnues à l’extrême pointe du Coltranisme  imaginatif. Évidemment, sa technique du souffle continu au sax ténor constitue le moment central du final grandiose de ce concert. Ce déchaînement du saxophoniste est suractivé et projeté dans les airs par le foisonnement irréel de son acolyte de toujours, le batteur Paul Lytton, ici dans sa phase « jazz » avec une batterie conventionnelle parsemée d’éléments de percussions qu’il fait vibrer sur ses peaux dans les passages « ralentis » et plus intimistes colorant ainsi l’atmosphère relâchée avec des timbres composites. Aussi, son jeu surmultiplié issu de la polyrythmie des Elvin Jones et Milford Graves atteint souvent le point de non-retour en nous donnant le tournis. Qui donc d’ailleurs oserait se laisser emporter par un tel torrent de fureurs percussives et multi-rythmiques, sorte de chaos organisé ? Pour l’anecdote, Paul Lytton avait acquis le savoir-faire des tablas indiens jusqu’au point de jouer en concert avec des maîtres et cela dans sa prime jeunesse ! Dois-je rappeler que Paul Lytton consacre aussi son temps à l’exploration sonore « radicale » en compagnie de Nate Wooley, Georg Wissell, Richard Scott, Joker Nies etc… en utilisant une installation sonore d’objets amplifiés à travers un dispositif électronique très éloigné de la sphère du free-jazz où, comme on peut l’entendre ici, il excelle. C’est grâce à cette pratique sonore plus « expérimentale » qu’il a développé cette sensibilité remarquable pour le sonore et la gestuelle des percussions pour diversifier substantiellement son jeu de batteur. Entre ces deux pôles et avec beaucoup de sang-froid, Barry Guy manipule sa contrebasse amplifiée avec une rare énergie à l’aide de son « cabinet » électronique qui lui permet de transformer et étendre ses sonorités et ses grappes de notes aussi sûrement qu’un as de la guitare électrique avec effets couplé avec un acrobate survolté du violoncelle anti-académique. Le trio ménage des passages en solo pour le bassiste et le percussionniste afin d'offrir des changements de perspective. L'occasion pour Barry Guy pour littéralement frictionner l'archet en râclant les cordes, râgeur et bruitiste. Le challenge de ce trio serait assez perturbant pour quiconque, même si, faut-il le rappeler, le placide bassiste Hans Schneider s’était révélé en leur compagnie en remplaçant Guy dans un mémorable sans faute (Waterloo 1985 Emanem 4030). Barry Guy a un sens inné de la composition et de la suite logique, sans doute le fruit de sa formation d’architecte mise au service de la musique ( classique, big-band jazz d’avant-garde – LJCO- baroque et contemporain). Sa contribution dans ce trio est fondamentale. Les incartades du bassiste et du batteur relancent le flux du souffleur au ténor, tournoiement de motifs - bribes mélodiques imbriquées en torsades multi-dimensionnelles qui savent enfin se fondre dans le silence quand est venu le moment de passer à la Part III. Laquelle est initiée par un improbable balancement de l'archet à travers des cordes, muée ensuite en une polyphonie bruissante et abrasive rendue possible par le truchement de l'électronique et l'extraordinaire virtuosité du bassiste. Trois improvisations, (Part I – II – III), de respectivement 14:51, 22:06 et 16:59 s’imposent comme trois œuvres distinctes qui auraient chacune pu suffire à une parution tant elles sont chargées d’histoires mouvementées et nous laissent pantois, le tout conclu par une Part IV de 3 :32. Ce qui est tout-à-fait remarquable : persistent en filigrane au fil du concert des intervalles, des substrats mélodiques, des accents particuliers à ces moments partagés, où se perçoivent une architecture spatiale, des chemins de l’inconscient qui forment une image mentale, un polyptique à la fois cadré d’une succession mouvante de tableaux précis et ininterrompu où l’inconnu éphémère rentre en conflagration avec le connu répertorié. Celui-ci se distingue souvent clairement des autres concerts enregistrés par le passé, chacun recélant un tracé, des couleurs et une vie propres. Le sentiment est fort et s’imprime en nous, bien au-delà de la virtuosité. Phénoménal.  
PS : il s'agit de leur douzième album en trio depuis 1983 et ils en ont enregistré cinq autres avec des invités comme Paul Rutherford, Marylin Crispell, Agusti Fernandez et Peter Evans.

Haiku Paolo Pascolo Stefano Giust Setola Di Maiale SM 4030
9 Haikus de deux, trois ou six minutes pour flûtes, saxophone ténor et percussions. Échanges improvisés avec parfois un brin d’électronique du côté du saxophoniste flûtiste. Le percussionniste est inventif, concentré et concis. À chaque proposition différente du souffleur, il renouvelle sa palette, ses techniques, ses effets. Sur les deux côtés extérieurs et intérieurs de la pochette cartonnée et , une action painting colorée et de grande dimension réalisée sans doute en compagnie des deux improvisateurs. Ceux-ci créent des univers intimistes, colorés, aériens : le flûtiste, Paolo Pascolo, poursuit une chimère polytonale dans une forme de recueillement et le percussionniste, Stefano Giust transite insensiblement de frappes et frottements légers vers un chaos désarticulé avec un sens de la pulsation évident tout en faisant parler la surface de ses peaux mêlant les sonorités dans un flux aussi maîtrisé que spontané. Une dimension lyrique s’inscrit en creux de leurs échanges avec une belle clarté d’intentions. Leurs histoires personnelles se croisent, s’éloignent, se mêlent, une connivence se crée. L’inventivité sonore de Giust vaut toutes les démonstrations de roulements et de quincaillerie. À force de remettre le travail sur le métier, celui-ci a créé un style personnel, expressif, reconnaissable, une percussion sonore anguleuse comme une marche de crabe ou des tressautements de grenouilles, visant l’épure et mettant en valeur les évolutions flûtées de son acolyte. Un beau travail qui mérite un beau concert.

Matthias Boss & Marcello Magliocchi : Lying beneath the shades of abyss Nachtstück records

Matthias Boss, le violoniste, vient d’une vallée du Jura Bernois, cœur rural de la micro-industrie horlogère où il entretient un potager et érige des installations avec objets usuels, matières organiques, branches, pommes de terre, cailloux, vielles planches, de la terre, des teintures à même le sol ou sur un vieux guéridon. Marcello Magliocchi, le percussionniste, vit sur les hauteurs de Monopoli, Bari au milieu des oliviers et des cerisiers après avoir écumé tous les festivals et clubs de jazz du Mezzogiorno. Comment ont-ils fait pour se rejoindre et établir cette relation créative dans l’improvisation au hasard d’un réseau social ? Leur engagement dans plusieurs groupes et projets en Italie, en Suisse et dans des tournées  de bouts de ficelle de Grande Bretagne jusqu'au Portugal et en Hongrie devaient les mener à nous laisser un enregistrement en duo glané au hasard de concerts où les participants se déclinent en quartets, trios et duos exploratoires. Ils semblent se connaître par cœur à force d’avoir joué au moins une centaine de gigs ensemble et avec d’autres, mais se (re)découvrent à chaque occasion. C’est ce que montrent ces deux improvisations de 2 :23 et 10 :58 aux titres trop improbables et trop longs pour que je les cite ici. Le premier court morceau concentre les qualités d’invention folâtre et d’inventivité hors des sentiers battus dans une forme de haiku, genre littéraire que prise Matthias lorsqu’il commente ses créations plastiques. La deuxième improvisation est faite de percussions métalliques à l’archet et de divagations au violon concentrée sur un subtil effet de dynamique.  Crescendo sinueux et glissando méticuleux dont on devine la richesse sonore, si ce n’était pas une prise de son de tournée. Les interventions percussives de Marcello Magliocchi témoignent de sa capacité à faire feu de tout bois : il improvise avec des parties de batterie qu’il parvient à transporter à moindre coût au tarif minimum chez Ryanair ou Easy Jet. Ses « piatti », cymbales, gong, sont des prototypes UFIP qu’il a imaginés et dessinés. Son jeu représente la quintessence de la percussion librement improvisée sous-tendue par une science rythmique irréprochable, base atavique pour faire sonner tous les écarts et plongeons loin des conventions. Cela va sans dire aussi que son parcours de batteur « traditionnel » est bien étoffé. Quant à Matthias Boss, il a développé une projection du son vraiment peu commune : il peut modifier instantanément le moindre coup d’archet en faisant littéralement gonfler le filet sonore initial (pianissimo) dans un crescendo organique atteignant un son puissant tout en modifiant graduellement et spontanément la dynamique vers la puissance maximale sans jamais « gratter », conservant toujours la malléabilité de la pâte sonore. Un grand artiste naturel qui est allé chercher au fond de lui-même sa créativité loin des écoles. Il a toujours préféré le conversatoire libérateur au conservatoire, bocal de l’imagination. On attend d’eux un superbe album en duo où ils pourront mettre en valeur leurs fantastiques capacités d’improvisateurs.

25 juin 2020

King Übü Örchestrü - Wolfgang Fuchs/ Paul Lytton - Nate Wooley/ John Russell, Ray Russell, Henry Kaiser, Olie Brice / Avertissement

King Übü Örchestrü Concert at Town Hall Binaurality Live 1989 FMP Destination Out. https://destination-out.bandcamp.com/album/concert-at-town-hall-binaurality-live-1989
Wolfgang Fuchs, Luc Houtkamp, Peter Van Bergen, Günter Christmann, Radu Malfatti, Melvin Poore, Phil Wachsmann, Torsten Müller, Paul Lytton.
Album digital incontournable d’un orchestre incontournable rassemblant neuf à dix improvisateurs libres parmi les plus intéressants de la scène internationale sous la houlette du clarinettiste (basse et contrebasse) et saxophoniste (sopranino) Wolfgang Fuchs (1949-2016). Parmi les personnalités les plus remarquables qui en ont fait partie : Paul Lytton, Erhard Hirt, Marc Charig, Radu Malfatti, Günter Christmann, Guido Mazzon, Melvin Poore, Georg Katzer, Phil Wachsmann, Alfred Zimmerlin,Torsten Müller, Hans Schneider, Peter van Bergen, Hans Koch, Luc Houtkamp, Norbert Möslang, Phil Minton, Fred Van Hove, Fernando Grillo. Deux albums parus chez Uhlklang (Music Is, Music Is) et FMP (Binaurality) sont deux excellents témoignages de cette aventure unique. Deux albums ultérieurs parus chez FMP (The Trigger Zone) et a/l/l (The Concert Live At Total Music Meeting 2003) montrent son évolution avant que le projet s’évanouisse sans doute pour des raisons logistiques et de consensus. En 1989, c’était sans doute une des affaires les plus passionnantes, alors que le jazz bon teint, les projets cross-over et quelques locomotives du secteur drainaient l’intérêt des organisateurs. L’intérêt de ce groupe est qu’il n’y a quasiment aucun « solo » : chaque instrumentiste apporte quelques touches, des interventions millimétrées, des effets de timbre, un motif aussi vite abandonné, une proposition bien ciblée qui entraînent des réactions créant une mosaïque sonore se scindant en duos, trios, quartets éphémères et coordonnés qui se succèdent avec des intentions parfois contradictoires ou complémentaires. On y retrouve la précision propre à la musique de chambre contemporaine, le radicalisme de l’improvisation libre et la rage froide d’un free-jazz jusqu’auboutiste. Le commun dénominateur de ces dix musiciens est de savoir / devoir faire silence pour faire du sens et de réagir sur base d’une écoute mutuelle intensive. Cette autodiscipline dans les interventions permet à chaque improvisateur d’être entendu et d’apporter sa contribution au collectif sans être parasité par d’autres et de multiplier les occurrences sonores et les assemblages de couleurs instrumentales presque jusqu’à l’infini. La diversité des formes, des atmosphères, des assemblages d’instruments, des expressions est phénoménale. Les glissandi collectifs et les mouvements d’ensemble sont homériques, mais laissent assez vite la place à un sous-groupe déchirant (Lytton survolté sur les tambours chinois avec Houtkamp couinant le bec de son sax ténor).. duquel s’enchaîne un miasme minimaliste (Wachsmann évanescent et Malfatti fantômatique), etc... Les séquences s’enchaînent pour créer une perpétuelle surprise et emporter l’auditeur dans une véritable aventure sonore. Pouvoir improviser collectivement de manière aussi réussie en presque grand orchestre est une véritable gageure. Comparez la musique du Globe Unity Orchestra dans l’album Japo « Improvisations » en 1977 et vous mesurez les progrès accomplis par cette fratrie Ubuesque. Cela va sans dire que plusieurs d’entre eux sont des maestro de la forme concentrée (le tromboniste Günter Christmann et son compère le contrebassiste Torsten Müller) ou expert dans les sonorités percussives (Paul Lytton), etc…. Je pense que cet enregistrement est aussi important que les albums de Derek Bailey et Evan Parker, du trio Iskra 1903, d’AMM, du SME, de Fred van Hove , de Paul Lovens etc… Dans l’histoire du groupe, c’est le premier enregistrement qui nous livre trois longues improvisations pour une durée totale de une heure trente-trois minutes, alors que les trois premiers enregistrements publiés rassemblaient des extraits de performances plus longues.  J’ajoute encore que Wolfgang Fuchs était sans doute le clarinettiste basse avec la projection sonore la plus puissante qu’il nous a été permis d’entendre. Même quand il jouait mezzopiano ou mezzo forte, il envoyait ses sonorités au fond de la salle, son jeu se détachant de l’ensemble avec une force inouïe. On peut trouver un démarche similaire dans le Chris Burn Ensemble avec John Butcher, John Russell, Jim Denley, Marcio Mattos, Phil Durrant, Mark Wastell, Rhodri Davies, même s’ils jouaient avec des partitions graphiques, sans pour autant être aussi abrupt et fracassant que le KÜÖ. Hip, hip, hip Hourah !

Paul Lytton & Nate Wooley Known / Unknown  Fundacja Sluchaj
Le trompettiste New Yorkais Nate Wooley et le percussionniste spécialiste des live electronics Paul Lytton n’en sont pas à leur première collaboration : c’est bien leur quatrième album en duo aux lisières de la free music et du « lower case ». Sans parler des albums avec d’autres invités comme Ken Vandermark et Ikue Mori (the Nows) ou Christian Weber (Six Feet Under). C’est même Nate Wooley qui a publié le dernier album solo du percussionniste ( ! ? / Pleasure of the Text Records). Ce trompettiste, qu’on a entendu récemment avec Ivo Perelman et Matthew Shipp, fait partie de cette génération de trompettistes audacieux qui ont complètement bouleversé le jeu de la trompette à l’orée des années 2000 : Birgit Uhler, Franz Hautzinger, Axel Dörner, …. Et cela au moyen de techniques alternatives , effets de souffle, implosion de la colonne d’air, recherches sonores inouïes... Pour pouvoir jouer de manière créative, un batteur puissant et foisonnant comme Paul Lytton qui jongle avec la multiplication des pulsations et une approche non – conventionnelle dans la gestuelle du batteur, se concentre ici sur une table sur laquelle il a rassemblé de nombreux instruments de percussions, crotales, cloches, woodblocks, grattoirs, chaînes, petits tambours chinois, ustensiles en tout genre et qu’il flanque d’une installation d’objets et de cordes de guitares tendues sur un cadre amplifié avec de l’électronique. Cette installation lui permet de produire des micro sons, des bruitages très fins et d’en travailler la dynamique et les textures au moyen d’un dispositif électronique ouvert et peu contraignant. En fait, dans le flux créatif de l’improvisation radicale, les supporters d’AMM et des courants réductionnistes – minimalistes – lower case etc… peuvent considérer le travail de Lytton en compagnie de Nate Wooley comme assez proche  d’un Keith Rowe à la guitare. Pour beaucoup la personnalité musicale de Paul Lytton est avant tout liée à celle d’Evan Parker étant donné leur collaboration et leur amitié ininterrompue depuis 1969, l’époque où ils révolutionnaient et dynamitaient la pratique de l’improvisation dans le sillage du free-jazz et du contemporain alternatif. Au fil des décennies, Evan Parker a orienté sa trajectoire dans la free-music dans une approche « free » free-jazz énergique et c’est à cela que d’aucuns veulent associer la démarche de Paul Lytton en ignorant sans doute son travail très différent avec Wooley, le saxophoniste Georg Wissell et des chercheurs comme Joker Nies ou Richard Scott . En fait, en matière de live-electronics, l’approche ouverte de Paul Lytton se situe dans le prolongement de celle de Hugh Davies avec qui Derek Bailey, Evan Parker et Jamie Muir partageaient l’aventure de Music Improvisation Company (cfr M.I.C. ECM 1005 1970 et 1968-71 Incus 17). Exploration des timbres, intégration de bruits dans le langage musical, quitter le connu (Known) pour aborder l’inconnu (Unknown), étendre les moyens d’expression en utilisant la marge de l’instrument et en essayant de combiner de nombreux éléments / matériaux de manière à surprendre. Et l’approche de Nate Wooley avec son usage surprenant de manipulations inouïes et coordonnées de l’embouchure, de la colonne d’air et des pistons est complètement en phase. Extrêmes aigus dilatés, vibrations métalliques de la sourdine, lèvres percutant l’embouchure, invraisemblables aspirations, vocalisations, brisures. Cette effervescence de tubes en liberté est entourée d’un foisonnement de frictions métalliques, grattages, micro-battements qui roulent sauvagement et délicatement sur les surfaces. L’activité frénétique peut soudain s’apaiser pour faire place à des frottements légers, des grésillements et émanations électroniques et un motif mélodique du trompettiste. Nos deux acolytes ont le chic pour diversifier et renouveler les sonorités et les ambiances, de les amalgamer à l’envi, d’introduire des crissements métalliques provenant des cordes de guitares tendues ou d’ustensiles de cuisine amplifiés sur l’échafaudage de Paul Lytton. Ses sonorités bruitistes sont transformées subtilement par un ou deux effets électroniques, alors que Nate Wooley fait roter en boucles son réseau de tubes et de pistons comme s’il s’en échappait des bouchons d’air pulsés. De temps en temps, survient un vague écho de solo jazz de trompette. Leur imagination est fertile et quand on se demande où cela les mène, les frappes de Lytton se démènent à tout va aux quatre coins de sa table percussive avec une légèreté et une rapidité déconcertantes au moment où le souffle continu de Wooley se contorsionne en fracturant  le timbre et la colonne d’air jusqu’à l’éclatement des lèvres dans un suraigu compressé. Une alternance savamment dosée entre l’étalement du bric-à-brac et de la concentration graduelle sur une ou deux sonorités étirées inlassablement dans une brume sonore nous fait traverser des paysages peu visités. Indescriptible peut -être, mais porté par une écoute intense et ressentie. Exceptionnel. 

The Dukes of Bedford. John Russell, Ray Russell, Henry Kaiser, Olie Brice Balance Point Acoustics. BPALTD909
Trois forcenés de la guitare alternative improvisée et un contrebassiste transfuge du jazz en train de faire éclater les barrières et les points de référence de la six cordes en imbriquant leurs univers intimes et leurs techniques tirées par les cheveux dans une manière de potlatch coordonné et basé sur des intuitions ludiques. Pour notre plus grand bonheur, cette rencontre londonienne a été superbement enregistrée. La guitare acoustique de John Russell, le pape de l’improvisation acoustique londonienne, se distingue franchement sur celle, amplifiée, de Ray, Russell lui-aussi, adepte du free-jazz rock et auteur de disques cultes 70’s révérés aux USA. Les deux légendaires Russell ensemble, c’est un scoop assuré. Pour ne pas faire dans la demi-mesure, s’est ajouté un troisième guitariste de la galaxie free-music, le Californien Henry Kaiser connu pour son dévouement pour la bonne cause, du free-rock beefheartien à l’impro libre et friand de croiser le fer avec ses idoles de la six cordes : Derek Bailey, Eugene Chadbourne, Jim O’Rourke, … Les deux guitaristes British partagent les patronymes de plusieurs Ducs de Bedford. Pour la petite histoire chacun des huit morceaux est baptisé des noms et prénoms de quelques-uns de ces Ducs : depuis le premier titulaire du titre, John de Lancastre, jusqu’à son dernier détenteur, Andrew Ian Henry Russell (1962 - ) ou un Herbrand Arthur Russell qui leur inspire une belle séquence tout acoustique qui suggère des fantômes de Derek Bailey dans un Palais des Glaces.  Tout ça n’empêche pas des saturations d’effets excessives qui traversent l’espace sonore comme des drones interstellaires ou des jeux délicats de cordes étirés et pointillistes. La contrebasse boisée et charnue d’Olie Brice s’en donne à cœur joie (avec un cœur gros comme çà). Parfois chaque guitariste électrique semble évoluer dans sa bulle sonique tout en laissant toujours assez d’espace pour que les autres guitaristes puissent aisément contraster et s’envoler dans une direction opposée ou du moins différente. Un étonnant kaléïdoscope de guitares free tous azimuts dans une connivence subtile où cohabitent des approches sonores très diversifiées. On entend pour la deuxième fois consécutive John Russell à la guitare électrique, très intéressant et tout à fait différent que son style acoustique. J’ai déjà entendu des tentatives de ce genre avec trois guitaristes amplifiés et « trafiqués » et c’était un peu ennuyeux. Ici, par contre, il y a de la substance et du contenu. Aucune outrance expressive, aucun accordage et extrapolation électronique n’est évitée pour faire de cet opus l’objet de toutes les curiosités. Les trois guitaristes sont tous crédités guitare électrique et acoustique. Plusieurs morceaux sont fort heureusement orientés acoustique, en tout six trios de deux guitares et la contrebasse, John Russell et Olie Brice jouant alternativement avec Ray Russell ou Henry Kayser. Le dernier morceau est un duo électrique réunissant JR et HK : bien malin qui distinguera un des guitaristes de l'autre.  Une rencontre intéressante, animée, un peu folle qui change des habitudes. Depuis quelques temps, le ton est donné : les guitares et assimilés se rassemblent : Emanem a réédité the Guitar Trio in Calgary 1977 avec Eugene Chadbourne - Randy Hutton - Duck Baker, Phil Durrant (mandoline) et Pascal Marzan (dix cordes) ont commis the Unit of Crystal (Roam Records) et Arch One, celui-là avec Martin Vishnick dont on trouve aussi un duo avec Phil Durrant (Ridinitori di Momenti / Confront recordings). Suite aux décisions de Mr Trump quant au relèvement subit des tarifs de la Poste US et à la pandémie, j’attends toujours mon exemplaire en compact. Mais l’album digital a suffi à me mettre l’eau à la bouche.
PS : Ray Russell a enregistré des albums remarquables fin des années 60, début 70 avec entre autres Harry Beckett, Ron Matthewson, etc... , Dragon Hill 1969 CBS, Rites and Rituals 1971 CBS, Live at I.C.A. 1971 RCA.

Avertissement 
Je reçois fréquemment de la part de labels et de musiciens bien intentionnés et intéressants d’un point de vue individuel des albums dont le groupe se compose d’une batterie, d’une contrebasse et d’un ou deux souffleurs, auxquels s’ajoute un piano ou une guitare.
Je rappelle ce qui est mentionné en permanence au sommet de toutes mes publications : « Consacré aux musiques improvisées (libre, radicale, totale, free-jazz), aux productions d'enregistrements indépendants, aux idées et idéaux qui s'inscrivent dans la pratique vivante de ces musiques à l'écart des idéologies ». Je n’ai pas voulu être plus précis pour ne pas paraître dogmatique, car il faut savoir prendre son plaisir là où il se trouve et reconnaître la valeur des musiques proposées indépendamment d’un agenda quelconque. Toutefois comme le centre de mon activité est l’improvisation libre radicale et la pluralité des possibilités esthétiques et des combinaisons instrumentales, etc… etc… si on m’envoie des musiques autour de cette formule sax – contrebasse – batterie plus piano ou guitare, ou avec une trompette au lieu du sax, il y a de fortes chances que ma chronique de ces albums passent après des formules  instrumentales non conventionnellement liées au "jazz proprement dit" et à cette formule instrumentale souffleurs - basse - batterie. Ce n’est pas que je n’aime pas le jazz, loin de là ! J’en ai énormément écouté qu’il soit swing, be-bop, cool, modal, tristanien, Monk, Mingus, Coltrane, Art Ensemble, Lester Young et Buck Clayton ou Ellington etc… Mais l’occurrence de cette formule instrumentale redondante et constituant le fonds de commerce de nombreux improvisateurs prolonge des relents de la hiérarchie accompagnateurs – solistes , le soliste étant le saxophoniste, hiérarchie que le mouvement de l’improvisation libre avait comme but d’éviter à tout prix. Dans cette formule, le jeu et les possibilités instrumentales et musicales sont prédestinées par le fait qu'une contrebasse sonne d'une certaine manière avec une percussion qui généralement occulte les fréquences les plus intéressantes d'un instrument à cordes. Un saxophoniste qui a le sens profond du rythme , n'a pas toujours besoin d'une batterie pour en exprimer les valeurs. Les musiciens dans ces conditions sont obligés la plupart du temps de jouer en forte ou fortissimo , ... etc... D’ailleurs vers le milieu des années septante, de nombreux musiciens afro-américains et US assimilés se sont focalisés sur des groupes (duos bien souvent) bien différents et attestés par des enregistrements exemplaires: duos de contrebasse (Dave Holland et Barre Phillips), trompette – percussion (Lester Bowie avec Phil Wilson ou Charles Bobo Shaw), trombone - saxophone (George Lewis – Anthony Braxton et Oliver Lake – Joseph Bowie), saxophone – guitare (Derek Bailey – Anthony Braxton et Eugene Chadbourne – Frank Lowe), piano - clarinette -contrebasse (Jimmy Giuffre Paul Bley Steve Swallow), percussion – saxophone (Max Roach – Anthony Braxton et Steve Lacy – Andrea Centazzo), violoncelle - saxophone (Abdul Wadud - Julius Hemphill), contrebasse - saxophone (Sam Rivers - David Holland et Steve Lacy - Kent Carter), piano - trombone (Roswell Rudd - Giorgio Gaslini), solos ( Lewis, Mangelsdorff, Braxton, Lacy, Rutherford, Billy Bang, Leo Smith, Marion Brown, Evan Parker, Hamiet Bluiett, Julius Hemphill, Leroy Jenkins, Andrew Cyrille etc..), sans même parler de l’impro libre, Company etc... Donc les projets avec des formules instrumentales « plus audacieuses » sont prioritaires par rapport à cette triade sax-basse-drums ou trompette piano basse batterie . D’autre part, je n’ai pas le temps de me consacrer au jazz même audacieux et à ce qui tourne autour (même si je suis admiratif du talent réel de n’importe quel artiste), car je n’ai pas plus de temps pour pouvoir écrire convenablement et valablement. Donc une Birgit Uhler en duo avec Franz Hautzinger, un Harald Kimmig en solo de violon ou le duo de mandoline - guitare à dix cordes microtonale de Phil Durrant et Pascal Marzan, les albums de Richard Scott, etc.. sont chroniqués en urgence. Car il y a urgence dans le combat pour la bio-diversité sonore au sein de la musique improvisée. Si je me suis fait l’écho d’un "free jazzman" comme le Brésilien Ivo Perelman, c’est parce qu’il persiste à développer, étendre et faire évoluer son duo exclusif avec le pianiste Matthew Shipp jusqu’à graver dix-huit cd’s et d'incarner l'improvisation libre issue du continuum afro-américain : pas de compo, de solistes, mais l'écoute mutuelle, le partage et l'invention. Plutôt que de se croiser avec un maximum de collègues pour se donner le sentiment d’ubiquité permanente en faisant de l’ombre à des artistes exigeants, passionnants et … plus sincères, voire … essentiels.  Donc, armez-vous de patience. Remarque : Sarah Gail Brand au trombone avec Paul Rogers à la contrebasse et Mark Sanders (Deep Trouble) aura beaucoup plus de chance d'être chroniquée, parce qu'il y a moins de trombonistes que de sax.. et qu'elle est très originale. O-R-I-G-I-N-A-L-E .... En outre, on entend trop peu Rogers, un contrebassiste superlatif.