28 juin 2020

Evan Parker Barry Guy & Paul Lytton/ Paolo Pascolo Stefano Giust / Matthias Boss & Marcello Magliocchi

Evan Parker Barry Guy Paul Lytton Concert in Vilnius. No Business NBCD 123. 
Au fil des ans, Vilnius est devenu un centre névralgique de la musique improvisée et du jazz libre au même titre que le fut Wuppertal, Hanovre ou encore, Zürich, Moers ou Nickelsdorff. Grâces soient rendues à l’équipe du label No Business. Exhumant des témoignages remarquables de groupes improbables et laissés pour compte (consultez leur catalogue, c’est édifiant !), autant que d’associations aussi convaincantes que celle-ci, ils ont créé un espace local et attiré un public attentif par de là les frontières. D’aucuns me diront que ce trio légendaire doit être usé jusqu’à la corde à force de tournées et d’enregistrements. La vérité est tout autre. Ce trio Parker-Guy-Lytton constitué voici presque quarante ans joue par intermittence et nous confie de temps à autre un témoignage enregistré de leurs retrouvailles périodiques, conservant ainsi leur empressement à rejouer ensemble et à nous étonner. Il se passe parfois des années avant qu’ils ne se retrouvent sur scène pour un concert aussi étoffé et fascinant que celui-ci, enregistré en 2017. Sans doute, en agissant de la sorte, ils en conservent la magie en écartant une forme de lassitude inhérente aux tournées continuelles. Car il s’agit bien de magie. Le souffle d’Evan Parker fait tournoyer spirales et volutes de sons qui se chevauchent elles-mêmes en entrelacs multiphoniques où pointent des extrêmes aigus, harmoniques déchirantes et des arches en déséquilibre permanent. « Aurait-on accéléré le débit de la bande magnétique ? » pensions-nous il y a fort longtemps, dans les premières années du trio/ quartet Schlippenbach. Son jeu en douceur donne l’illusion du cri, contorsionnant des phrasés en segments inégaux, rotations maniaques aigu-grave suggérant des harmonies inconnues à l’extrême pointe du Coltranisme  imaginatif. Évidemment, sa technique du souffle continu au sax ténor constitue le moment central du final grandiose de ce concert. Ce déchaînement du saxophoniste est suractivé et projeté dans les airs par le foisonnement irréel de son acolyte de toujours, le batteur Paul Lytton, ici dans sa phase « jazz » avec une batterie conventionnelle parsemée d’éléments de percussions qu’il fait vibrer sur ses peaux dans les passages « ralentis » et plus intimistes colorant ainsi l’atmosphère relâchée avec des timbres composites. Aussi, son jeu surmultiplié issu de la polyrythmie des Elvin Jones et Milford Graves atteint souvent le point de non-retour en nous donnant le tournis. Qui donc d’ailleurs oserait se laisser emporter par un tel torrent de fureurs percussives et multi-rythmiques, sorte de chaos organisé ? Pour l’anecdote, Paul Lytton avait acquis le savoir-faire des tablas indiens jusqu’au point de jouer en concert avec des maîtres et cela dans sa prime jeunesse ! Dois-je rappeler que Paul Lytton consacre aussi son temps à l’exploration sonore « radicale » en compagnie de Nate Wooley, Georg Wissell, Richard Scott, Joker Nies etc… en utilisant une installation sonore d’objets amplifiés à travers un dispositif électronique très éloigné de la sphère du free-jazz où, comme on peut l’entendre ici, il excelle. C’est grâce à cette pratique sonore plus « expérimentale » qu’il a développé cette sensibilité remarquable pour le sonore et la gestuelle des percussions pour diversifier substantiellement son jeu de batteur. Entre ces deux pôles et avec beaucoup de sang-froid, Barry Guy manipule sa contrebasse amplifiée avec une rare énergie à l’aide de son « cabinet » électronique qui lui permet de transformer et étendre ses sonorités et ses grappes de notes aussi sûrement qu’un as de la guitare électrique avec effets couplé avec un acrobate survolté du violoncelle anti-académique. Le trio ménage des passages en solo pour le bassiste et le percussionniste afin d'offrir des changements de perspective. L'occasion pour Barry Guy pour littéralement frictionner l'archet en râclant les cordes, râgeur et bruitiste. Le challenge de ce trio serait assez perturbant pour quiconque, même si, faut-il le rappeler, le placide bassiste Hans Schneider s’était révélé en leur compagnie en remplaçant Guy dans un mémorable sans faute (Waterloo 1985 Emanem 4030). Barry Guy a un sens inné de la composition et de la suite logique, sans doute le fruit de sa formation d’architecte mise au service de la musique ( classique, big-band jazz d’avant-garde – LJCO- baroque et contemporain). Sa contribution dans ce trio est fondamentale. Les incartades du bassiste et du batteur relancent le flux du souffleur au ténor, tournoiement de motifs - bribes mélodiques imbriquées en torsades multi-dimensionnelles qui savent enfin se fondre dans le silence quand est venu le moment de passer à la Part III. Laquelle est initiée par un improbable balancement de l'archet à travers des cordes, muée ensuite en une polyphonie bruissante et abrasive rendue possible par le truchement de l'électronique et l'extraordinaire virtuosité du bassiste. Trois improvisations, (Part I – II – III), de respectivement 14:51, 22:06 et 16:59 s’imposent comme trois œuvres distinctes qui auraient chacune pu suffire à une parution tant elles sont chargées d’histoires mouvementées et nous laissent pantois, le tout conclu par une Part IV de 3 :32. Ce qui est tout-à-fait remarquable : persistent en filigrane au fil du concert des intervalles, des substrats mélodiques, des accents particuliers à ces moments partagés, où se perçoivent une architecture spatiale, des chemins de l’inconscient qui forment une image mentale, un polyptique à la fois cadré d’une succession mouvante de tableaux précis et ininterrompu où l’inconnu éphémère rentre en conflagration avec le connu répertorié. Celui-ci se distingue souvent clairement des autres concerts enregistrés par le passé, chacun recélant un tracé, des couleurs et une vie propres. Le sentiment est fort et s’imprime en nous, bien au-delà de la virtuosité. Phénoménal.  
PS : il s'agit de leur douzième album en trio depuis 1983 et ils en ont enregistré cinq autres avec des invités comme Paul Rutherford, Marylin Crispell, Agusti Fernandez et Peter Evans.

Haiku Paolo Pascolo Stefano Giust Setola Di Maiale SM 4030
9 Haikus de deux, trois ou six minutes pour flûtes, saxophone ténor et percussions. Échanges improvisés avec parfois un brin d’électronique du côté du saxophoniste flûtiste. Le percussionniste est inventif, concentré et concis. À chaque proposition différente du souffleur, il renouvelle sa palette, ses techniques, ses effets. Sur les deux côtés extérieurs et intérieurs de la pochette cartonnée et , une action painting colorée et de grande dimension réalisée sans doute en compagnie des deux improvisateurs. Ceux-ci créent des univers intimistes, colorés, aériens : le flûtiste, Paolo Pascolo, poursuit une chimère polytonale dans une forme de recueillement et le percussionniste, Stefano Giust transite insensiblement de frappes et frottements légers vers un chaos désarticulé avec un sens de la pulsation évident tout en faisant parler la surface de ses peaux mêlant les sonorités dans un flux aussi maîtrisé que spontané. Une dimension lyrique s’inscrit en creux de leurs échanges avec une belle clarté d’intentions. Leurs histoires personnelles se croisent, s’éloignent, se mêlent, une connivence se crée. L’inventivité sonore de Giust vaut toutes les démonstrations de roulements et de quincaillerie. À force de remettre le travail sur le métier, celui-ci a créé un style personnel, expressif, reconnaissable, une percussion sonore anguleuse comme une marche de crabe ou des tressautements de grenouilles, visant l’épure et mettant en valeur les évolutions flûtées de son acolyte. Un beau travail qui mérite un beau concert.

Matthias Boss & Marcello Magliocchi : Lying beneath the shades of abyss Nachtstück records

Matthias Boss, le violoniste, vient d’une vallée du Jura Bernois, cœur rural de la micro-industrie horlogère où il entretient un potager et érige des installations avec objets usuels, matières organiques, branches, pommes de terre, cailloux, vielles planches, de la terre, des teintures à même le sol ou sur un vieux guéridon. Marcello Magliocchi, le percussionniste, vit sur les hauteurs de Monopoli, Bari au milieu des oliviers et des cerisiers après avoir écumé tous les festivals et clubs de jazz du Mezzogiorno. Comment ont-ils fait pour se rejoindre et établir cette relation créative dans l’improvisation au hasard d’un réseau social ? Leur engagement dans plusieurs groupes et projets en Italie, en Suisse et dans des tournées  de bouts de ficelle de Grande Bretagne jusqu'au Portugal et en Hongrie devaient les mener à nous laisser un enregistrement en duo glané au hasard de concerts où les participants se déclinent en quartets, trios et duos exploratoires. Ils semblent se connaître par cœur à force d’avoir joué au moins une centaine de gigs ensemble et avec d’autres, mais se (re)découvrent à chaque occasion. C’est ce que montrent ces deux improvisations de 2 :23 et 10 :58 aux titres trop improbables et trop longs pour que je les cite ici. Le premier court morceau concentre les qualités d’invention folâtre et d’inventivité hors des sentiers battus dans une forme de haiku, genre littéraire que prise Matthias lorsqu’il commente ses créations plastiques. La deuxième improvisation est faite de percussions métalliques à l’archet et de divagations au violon concentrée sur un subtil effet de dynamique.  Crescendo sinueux et glissando méticuleux dont on devine la richesse sonore, si ce n’était pas une prise de son de tournée. Les interventions percussives de Marcello Magliocchi témoignent de sa capacité à faire feu de tout bois : il improvise avec des parties de batterie qu’il parvient à transporter à moindre coût au tarif minimum chez Ryanair ou Easy Jet. Ses « piatti », cymbales, gong, sont des prototypes UFIP qu’il a imaginés et dessinés. Son jeu représente la quintessence de la percussion librement improvisée sous-tendue par une science rythmique irréprochable, base atavique pour faire sonner tous les écarts et plongeons loin des conventions. Cela va sans dire aussi que son parcours de batteur « traditionnel » est bien étoffé. Quant à Matthias Boss, il a développé une projection du son vraiment peu commune : il peut modifier instantanément le moindre coup d’archet en faisant littéralement gonfler le filet sonore initial (pianissimo) dans un crescendo organique atteignant un son puissant tout en modifiant graduellement et spontanément la dynamique vers la puissance maximale sans jamais « gratter », conservant toujours la malléabilité de la pâte sonore. Un grand artiste naturel qui est allé chercher au fond de lui-même sa créativité loin des écoles. Il a toujours préféré le conversatoire libérateur au conservatoire, bocal de l’imagination. On attend d’eux un superbe album en duo où ils pourront mettre en valeur leurs fantastiques capacités d’improvisateurs.

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