1 juin 2020

Birgit Ulher & Franz Hautzinger/ Mia Zabelka/ Henry Marić Boris Janje Stefano Giust/ Cene Resnik Giovanni Maier Stefano Giust/ Luca Collivasone et Gianni Mimmo

Birgit Ulher & Franz Hautzinger Kleine Trompetenmusik Relative Pitch RPR1107

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Ce n’est pas le premier album de duo de trompettes que l’hambourgeoise Birgit Ulher a publié pour Relative Pitch : en 2015, nous avions eu droit à Stereo Trumpet avec Leonel Kaplan. Il faudrait trouver le temps pour comparer les deux albums. Celui-ci commence lentement en mode respiratoire avec une prise de son très rapprochée, chaque musicien, Frantz Hautzinger et Birgit Ulher occupant chacun un canal de la stéréo. Sous la pression des poumons et des joues, l’air s’échappe dans les tuyaux sans le chant précis de l’embouchure et se colore petit à petit de nuances infimes, bruits naturels produits par des procédés techniques alternatifs. Très vite, un dialogue de sonorités, de percussions buccales, d’effets de lèvres, crissements, déchirures, bourdonnements mouvants oscillent, s’interpénètrent, relaient leurs dynamiques. Un excellent point chez Ulher a toujours été l’aspect rythmique, une articulation spasmodique liée à un sens aigu du timing (Firn ). Il est ici partagé et tellement bien intégré au sein du duo que la performance individuelle et sa trace est complètement oblitérée au profit du travail collectif. Qui joue quoi ?  On en n’a cure. L’écoute mutuelle de chaque geste, de chaque timbre est palpable, précise, vivace. Ce qui importe c’est la combinatoire des sonorités, des timbres, du bruitage, du souffle cru de l’air qui envahit l’espace auditif capté par les micros. Chaque pièce a son caractère propre, mais à l’intérieur de chacune d’elles, règne un emboîtement d’univers, de stases, de fragmentations du son, de contorsions de timbres, de grondements de machines, expressions de bruits blancs puis roses, bisous exacerbés. Le silence point au troisième morceau, Filz. Au fur et à mesure que leur musique se déroule et s’étend, se diversifie et évolue, on est surpris par son renouvellement constant au niveau des formes, alors qu’on perçoit un feedback permanent d’éléments sonores déjà exploités. La mise en place et l’agencement méticuleux des effets sonores est intense et les duettistes en sollicite toujours de nouveaux qui déniaisent de plus en plus l’oreille. Leur démarche est basée sur l’utilisation systématique de techniques étendues et bien des amateurs d’improvisation en sont curieux, voire friands parce que c’est d’avant-garde, etc… Mais au-delà de la curiosité, c’est surtout leur capacité à les étendre presqu’à l’infini et à en architecturer les éléments dans des formes et des paysages en constante mutation sans lassitude. Du grand art. Métaphysique des tubes ? Plutôt, dialectique des bruissements de l’air, dramaturgie buissonnière des embouchures, des lèvres, du froissement de la colonne d’air et une capacité narrative qui sublime leur esthétique dite « abstraite » et se révèle nourrie d’images et d’imaginaire. Une évidente réussite.


Mia Zabelka Myasmo  Setola di Maiale SM4100

Dans le courant de l’année 2019, Mia Zabelka, violoniste et viennoise, a donné plusieurs concerts solos à I’Klectic à Londres, à PiedNu au Havre, au Café Korb à Vienne lors du Wien Modern Festival (en 2018) et à Tønsberg au NonFigurativ Festival. Elle a rassemblé ici les compositions instantanées les plus convaincantes dans ce beau recueil étalant les intervalles dissonants, les glissandi et soubresauts pointillistes, les étendant avec une belle suite dans les idées ou se laissant conquérir par les audaces de son imagination. Une musique intrigante, pure, volontaire faite de logique instrumentale et d’accidents, gestuelles des pulsions du corps et des impressions de l’âme. Si son jeu peut se révéler aussi vif que les bonds acrobatiques d’un écureuil roux dans les branches d’arbre en arbre, elle a le chic de poser l’archet en douceur faisant vibrer et chanter un croquis dodécaphonique en suspension ou gratter nerveusement les cordes sur le chevalet pour faire crier les tripes de la table d’harmonie. De temps en temps, sa voix interpelle son action percussive sur les cordes avec des phonèmes, comme au début de Tønsberg, sans doute, avec ses dix-huit minutes concentrées, la pièce maîtresse de cet opus. Sous ses doigts le violon dévoile sa voix, sa consistance. Sa pensée musicale et son sens de la narration lui fait accentuer les notes hautes de ses gammes hasardeuses, ses coups de griffes ou les contorsions de frottements compulsifs  comme si elle voulait toujours atteindre cette autre dimension inconnue où son esprit et sa volonté la guide. Après maints efforts à la recherche de sa proie imaginaire, elle assume le retour d’un air grave confronté au silence pour le faire monter en graine dans un crescendo minutieux d’énergie libérée, concluant son long périple solitaire de manière irrévocable. Saluons l’audace de Mia Zabelka face aux éléments et au violon seul, livré à lui-même dans l’espace sonore.

NB : nouvelles pochettes cartonnées et colorées chez Setola di Maiale.

 

JARS Henry Marić Boris Janje Stefano Giust Setola di Maiale SM4050

Classique trio souffleur (Henry Marić clarinette basse, clarinette), contrebasse (Boris Janje) et batterie (Stefano Giust). Oped Mravi ouvre l’album : le clarinettiste basse découpe des lambeaux de mélodie qui flottent au vent soutenu par une contrebasse minimale et l’activité rythmique du batteur dans la droite ligne du meilleur John Stevens. J’entends par là (Stevens), le travail particulier sur la mise en tension de cellule rythmiques par un jeu sec et rivé à l’essentiel. Dès le deuxième morceau intervient la guitare électrique préparée d’Henry Marić et on a droit à un méta-dialogue épuré, subtil et détaillé jusqu’aux sons les plus infimes. Le trio sort alors de l’attraction polarisée souffleur – basse – batterie du free jazz pour s’ouvrir complètement aux champs sonores et à des recherches sonores durant les morceaux 2, 3 et 4 : Jazzavac u kuhinji, Mačkaste Kocke. Au 5, Slon zivaca, c’est un léger tempo binaire ralenti (excellent et authentique batteur), puis en crescendo endiablé qui sert à merveille les déchirures des harmoniques de la clarinette basse. Henry Mansić joue de manière réservée, voire hiératique par allusions et suggestions dans le registre grave alternant des harmoniques tenues plutôt comme s’il était un peintre (6 : Avtobus). Le contrebassiste joue au centre laissant l’espace aux frappes multidirectionnelles et très fines de Stefano Giust. Ayant choisi la voie opposée à l’expressionisme et aux climats de tensions et d’amoncellements d’énergie, ce trio ouvre la porte grande à l’expressivité du moindre mouvement, de la dynamique du toucher du bout des doigts, du ralenti, d’un motif mélodique à peine énoncé, une manière de rêve inachevé dont le déroulement est suspendu. Dans ce jeu collectif très retenu, le clarinettiste excelle à soustraire les notes inutiles pour nous laisser quelques signaux expressifs et songeurs, face auxquels l’inventivité du batteur fait merveille. Son style est insituable et ses interventions toujours à propos même lorsqu’il actionne à peine deux clochettes et une petite cymbale (9 Stara Kuina) alors que la clarinette suggère la démarche d’un pivert inquiet et l’archet la branche sur laquelle le volatile évolue… Musique poétique à revers des sentiers (a)battus. On sait que nombre d’afficionados raffolent des débauches d’énergies de trios free frénétiques, mais il faut bien écouter aussi dans la direction diamétralement opposée et s’imprégner de calme et de plénitude.

 

Through Eons To Now: Ombak Trio Cene Resnik Giovanni Maier Stefano Giust Setola di Maiale SM4070

Avec Stefano Giust, de nouveau à la batterie, le trio Ombak réunit le souffleur Cene Resnik au sax ténor et soprano et le solide contrebassiste Giovanni Maier. Trois morceaux dont le dernier est un opus de longue haleine. Les deux premiers servant de mise en bouche (Rapidly Changing Contexts) ou d’introduction animée (A Wrong Way To Be Right). Dès le départ, la profonde et intense écoute mutuelle s’impose à l’auditeur. Elle est au centre de leur projet collectif : jouer et construire la musique de manière à ce que chacun des trois musiciens soient simultanément au poste de pilotage de l’équipe qu’il soit contrebassiste, batteur ou saxophoniste, alors que ce dernier instrument étant toujours considéré comme le soliste et les deux autres, les « accompagnateurs »… Comme auditeur, on se concentre sur les formes et les sonorités de cette musique improvisée et sur l’originalité individuelle de tel ou tel musicien. Or, il s’agit aussi d’un travail collectif où les musiciens se mettent en valeur réciproquement dans une solidarité auditive et sensible, en évitant de faire des « solos » ce qui peut revenir à se mettre en avant au détriment des autres. C’est bien une des qualités de cet Ombak Trio. Tout en créant leur édifice en mouvement perpétuel, chaque instrumentiste explore les possibilités expressives sonores et texturales de la contrebasse et de la percussion de manière très lisible alors que le souffleur établit patiemment des corrélations sinusoïdales avec un matériau mélodique ouvert en soufflant avec âme et une vraie sensibilité. Mélodique ? Plus exactement, deux ou trois échelles modales incomplètes et connectées lui permettent de faire voyager sa sonorité et ses articulations dans un dédale d’intervalles et de motifs dont les secrets se révèlent par sa capacité à faire parler son saxophone et lui faire raconter une histoire. Il n’y a pas de thème per se mais un déploiement de notes bien calibrées qui illustre un thème imaginaire, jeu de marelle tonal, repères  Concurremment, le batteur concocte une rythmique ludique, tournoyante et sautillante aux accents mouvants embrayant les effets rotatifs du souffleur, jusqu’à ce que la contrebasse prenne le relais pour un changement d’atmosphère, recueillie celle-là. Dans cette configuration de dialogues multiples règne un équilibre toujours renouvelé qui transite subtilement au fil de l’évolution des séquences successives. Aucune ne se ressemble et chacun semble suivre son propre chemin tout en manifestant une empathie avec les deux autres. Non content de faire vivre remarquablement leur concept – mode de vie durant les deux premiers morceaux, Rapidly Chaging Contexts (12:18) et A Wrong Way to Be Right (7:52), ils ont entrepris d’en faire une suite de presque quarante minutes faisant évoluer la démarche : Practice of A Principle (9:37) qui s’enchaîne à Watching Under a Carpet (9:48), Consequences of a Doubt (8:09) et End of a Western Criteria (12:15). Après une introduction méditative jouée avec ce qu’il faut de sons pour exprimer une sensation de solitude ou béatitude, Stefano s’active avec ses balais créant la tension nécessaire pour que le sax soprano de Cene Resnik s’ébatte dans les notes hautes traçant son histoire en recyclant / altérant une bribe de mélodie qu’il triture alors que le contrebassiste ajoute de moelleux coups d’archet. Séquence suivante au ténor, le contrebassiste joue au ralenti au milieu des vibrations et frottements éparpillés sur les caisses et cymbales. Le chant du saxophone monte lentement, comme s’il énonçait une prière à un esprit disparu. Un crescendo se déploie lentement, le contrebassiste percute les cordes bloquées près du chevalet alors que toute la batterie bruisse en étageant des strates percussives amorties et le souffleur égrène les éléments épars de sa litanie dans un arc. Consequences of a Doubt démarre sur un duo question réponse empressé et rebondissant de la contrebasse et des percussions dans lequel s’insère avec adresse le saxophoniste en nous contant la suite de son histoire. Les intervalles et le motif mélodique de la partie précédente ressurgissent et leurs affects sont prolongés avec une autre intention. Au morceau suivant, l’usage sauvage de l’archet sur les percussions coordonné avec celui des mailloches donne le signal d’une improvisation plus texturale en trilogue sans solution de fin : l’instant s’affirme et tourne sur lui-même. Bref, ces artistes ont le pouvoir d’exprimer bon nombre de choses avec autant de subtilité et d’énergie que de simplicité. Ils tirent parti de leurs capacités respectives avec imagination en assumant et sublimant la somme de leurs talents par la ferveur, l’empathie et ce sens inné de l’improvisation collective qui transporte les auditeurs dans un autre monde.


Rumpus Room Luca Collivasone et Gianni Mimmo Amirani #064

On ne dirait pas mieux. Luca Collivasone joue d’un bien curieux instrument auto-construit, le cacophonator. Gianni Mimmo a un malin plaisir à insérer son jeu mélodique un brin répétitif et minimaliste au saxophone soprano dans les vibrations étranges, glissandi éthérés, battements mécaniques et sonorités d’outre-tombe de l’appareil mystérieux. Le but de Mimmo est de toute évidence ajouter encore plus de mystères, de signaux secrets, créant des mélodies où pointent des aigus magiques et des descentes de gamme asymétriques. Deux sensibilités très différentes se font face et se contredisent intelligemment comme dans le 5. Nattmara. Le cacophonator est assurément une installation très originale qui multiplie les possibilités sonores de l’électronique ou du sampling, comme si c’était une machine absurde, douée de raison ou de déraison, transformant aussi la voix et les phrases. Luca Collivasone entretient bien des capacités narratives avec ce qu’il faut d’humour à bon escient. Gianni Mimmo cultive un art concis de l’intervention avec une légère dimension ludique pour les huit improvisations de ce très réussi Rumpus Room. Sa sonorité lunaire et son sens de l’ellipse rencontre de manière imprévisible la douce folie de son partenaire. Leurs efforts conjugués s’évadent dans un univers poétique peu commun. Comme le suggère l’auteur des notes de pochette, une entreprise qu’on aurait pu trouver sur la fameuse liste de Nurse With Wound. Excellent.

 

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