20 juin 2020

Cecil Taylor & Tony Oxley Birdland Neuburg/ Chris Burn & Simon H. Fell / José Lencastre Nau Quartet/ Simon Nabatov Time Labyrinth.

Cecil Taylor and Tony Oxley Birdland Neuburg 2011 Fundacja Sluchaj

 

Première remarque : excellente qualité sonore « bien détaillée » de l’enregistrement estampillé Bayerische Rundfunk, ç-à-d. optimal, vu que c'est le preneur de son musique classique de la Bayerische bien au fait des techniques musicales contemporaines. Du Oxley et du Taylor comme cela doit sonner dans une chaîne hi-fi digne de ce nom.

Deuxième remarque : si vous tenez absolument à mettre la main sur l’album physique, il est temps de commander Birdland Neuburg 2011 immédiatement : https://sluchaj.bandcamp.com/ , car les copies CD s’envolent…. sinon il vous restera à télécharger l'album digital. Et comme le catalogue du label est vraiment intéressant, vous pourrez coupler cet achat avec d’autres trouvailles, comme le duo Paul Lytton – Nate Wooley (Known/Unknown). Parmi les quelques duos et trios enregistrés par le pianiste avec le percussionniste, ce présent album nous fait entendre au mieux la quintessence du jeu percussif spécifique de Tony Oxley et c’est sans doute leur premier album que je mettrai au sommet de la pile de cd’s pour me replonger dans leur collaboration musicale. La qualité de la construction pas à pas de leur musique dans le temps et l’espace sonore s’impose avec une évidence lumineuse. Au fil des décennies et en se rapprochant de la fin de sa vie, Cecil Taylor, "l'inventeur du free jazz", a épuré son jeu pianistique : pour ceux qui cherchent à s’initier à son univers sans en craindre « une indigestion » en raison de l’extrême densité et intensité de sa musique en concert,  Birdland Neuburg est sans doute une porte d’entrée idéale. Cet enregistrement permet de saisir la subtilité, les détails du jeu et la qualité du toucher du pianiste et du percussionniste et de mieux comprendre ce qui unit réellement les deux artistes. On attribue aux batteurs le rôle parfois simpliste de « kicker », de propulseur de l’autre, pianiste ou souffleur. Comme si un phénomène comme Cecil Taylor avait besoin qu’on le pousse et l’emporte dans une débauche de roulements et de frappes pour délivrer l’énergie inextinguible de sa musique. Tony Oxley ajoute des couleurs, des friselis délicats sur les cymbales et des micro-roulements et commente subtilement les doigtés ondoyants du pianiste en laissant ouvert une bonne partie de l’espace sonore , nous permettant d’entendre distinctement l'extraordinaire toucher au clavier, toute la dynamique de son jeu et sa richesse harmonique. Oxley se maintient en permanence sur le qui-vive pour changer subitement de registre en fonction des multiples mouvements de cette suite, certains surgissant par surprise. On trouve dans cet enregistrement un équilibre idéal dans les durées de chaque séquence de cette œuvre.  De l’intensité en piano, voire pianissimo et celles en crescendo vers le forte. Comme le fût en son temps, un album comme Silent Tongues (1974),  l’enchaînement des motifs simples vers des constructions plus complexes acquiert ici une qualité didactique tout en étant ludique, tonique et spontanée et permet à de nombreux auditeurs moins au fait de la musique Taylorienne de pénétrer dans son univers, lequel évoque indubitablement la danse et les mouvements libres du corps. 

 

Continuous Fragment Chris Burn et Simon H.Fell Bruce’s Fingers BF 139.

Un duo contrebasse - piano improvisé de 24 minutes qui contient l’essentiel de ce que deux improvisateurs / instrumentistes de haut-vol peuvent vous offrir de mieux avec leurs deux instruments. Extrait d’un concert le 21 janvier 2010 au Café Oto organisé et enregistré par Simon Reynell, le responsable du label another timbre, label insigne de la « nouvelle improvisation » (réductionnisme, lower case, New Silence, post AMM, malfattisme, keith rowisme, accointances cagiennes et feldmaniennes etc…). Chris Burn et Simon H. Fell ont été historiquement deux artistes importants (et plus âgés) à s’être inscrits dans cette transition vers ce renouveau de la musique improvisée libre dans la « radicalité », sans pour autant en adopter « l’attitude » etc… Rappelez – vous : Mark Wastell, Rhodri Davies, Phil Durrant, Axel Dörner, Jim Denley … Chris Burn explore les mécanismes, les cordes et la carcasse intérieure / table d’harmonie du grand piano et le jeu nerveux de Simon H. Fell sur sa contrebasse se coule dans une profonde empathie. L’improvisation se déroule à la fois de manière paisible et tendue, avec de superbes nuances dans les touchers, les contrastes fins, les techniques alternatives rendant l’écoute de cette expression « abstraite » et exacerbée naturelle et allant de soi. Leurs précieux pincements, frottements et chocs légers attirent nos oreilles au plus près de la surface vibrante de leurs deux énormes instruments. Tour à tour, le tintement métallique des cordes du piano et les chocs sourds sur la table d’harmonie se distinguent clairement ou se fondent au cœur des vibrations frottées et des harmoniques aiguës des cordes et du chevalet du gros violon. En semblant effleurer leurs instruments, les duettistes développent un parcours focalisé sur l’essentiel, l’infime et l’extension de la palette sonore qui font vivre ces magnifiques 24 minutes comme si elles oscillaient généreusement entre une ou deux fois soixante secondes et une (presqu’) heure dans laquelle interfèrent / prolifèrent des événements sonores merveilleux (trop peu souvent ouïs par les temps qui courent) sans que la durée pèse et doive s’inscrire dans la patience de l’auditeur. Niente esbrouffe. Spontanéité de l’invention sonore immédiate parfaitement conjointe à des intentions musicales finement ciblées. Du grand art indispensable sans lequel l’improvisation perdrait toute son acuité.

 

José Lencastre Nau Quartet Live In Moscow Clean Feed.

Avec Rodrigo Pinheiro au piano, Hernani Faustino à la contrebasse et João Lencastre à la batterie, le saxophoniste alto José Lencastre nous envoie un opus supplémentaire, et enregistré live à Moscou, de son Nau Quartet. Nau en portugais signifie nef ou navire. Le Nau Quartet  flotte élégamment et affronte vaillamment les vagues , les lames de fond et les bourrasques des éléments même au milieu des steppes de la lointaine Russie. Le Nau quartet s’articule autour des formidables articulations d’un tandem émérite qu’on retrouve fréquemment la collaboration soudée et empathique dans plusieurs groupes Lisboètes et internationaux : Hernâni Faustino et Rodrigo Pinheiro. Avec des « pointures » comme Peter Evans, John Butcher, Luis Vicente, et le maître de céans, Rodrigo Amado (label Clean Feed).  José Lencastre développe un jeu lyrique et sinueux empreint de lyrisme et les baguettes de João (son frère ?) confère une cohérence polyrythmique à l’entreprise. Bien sûr, on retrouve ici la géométrie  conventionnelle du jazz libre : sax – piano – contrebasse – batterie. Mais d’emblée, ce quartet prend parti pour des contrastes féconds : les cris lointains et désespérés du sax alto vs les vagues ciselées de notes savamment agencées du pianiste secondés par le remarquable jeu free du batteur. Le quartet jouit de cette connivence qui font les groupes « intelligents » : après cinq minutes, où le piano mène la danse, il s’octroie une pause – intermède où le jeu de José Lencastre s’ouvre et s’intériorise tout en nouant de belles volutes. Ce passage est d’une grande clarté, car l’écoute du groupe est intense et sans défaut : ils réagissent dans l’instant et transitent simultanément vers un autre feeling. Ce quartet s’élance d’une zone de confort issue du jazz moderne vers des tensions énergiques et des torsions de manière peu prévisible et originale en diversifiant leurs jeux et leurs approches sonores. Au fil de quatre (semi) longues improvisations en concert, ils mettent en valeur les trouvailles de leurs recherches musicales et sonores avec un esprit de suite, un évident à propos, diversifiant les occurrences de sonorités et d’interactions. Tout est question de dosage, de trouver le moment idéal pour virer de bord et profiter d’une éclaircie ou du grain naissant. Face à l’aisance du pianiste dans toutes les cadences et la qualité aérienne de son toucher, le saxophoniste distend les intervalles avec une sonorité goulue, expressive à la limite du glissando coxhillien et une intensité non feinte. Le batteur cultive l’archétype de la batterie free-jazz avec goût et énergie. L’enregistrement n’est pas favorable   au contrebassiste, mais on perçoit sa belle maîtrise dans les moments d’accalmie.  Il y a sûrement des saxophonistes encore plus imposants que José Lencastre et quelques pianistes plus créatifs encore que Rodriguo Pinheiro, mais leur Quartet Nau cultive bien des qualités au niveau de la navigation, même dans les eaux les plus agitées : cohérence, inventivité collective, équilibre, sens de la construction et de l’évolution graduelle, clarté dans les intentions tant individuelles que collectives. Et donc, c’est un groupe dont la musique est magnifiée par une forme de clairvoyance qu’on cherche parfois en vain sur les plaques de certaines têtes de file trop sûres d’eux. Quand on improvise librement en collectif, on repart en fait de zéro pour créer un cheminement comme celui qui s’est fait jour ce 20 septembre 2018 au Dom de Moscou. 

 

Time Labyrinth Simon Nabatov Leo Records

Œuvre composée à la fois dense, complexe et remarquablement bien jouée/ interprétée du pianiste Simon Nabatov dont la grande virtuosité et ses talents d’improvisateurs ne doivent pas faire oublier ceux du compositeur. Et quel compositeur ! À la fois, exigeant, ambitieux, subtil et surtout intrépide. S’il est assez fréquent que dans le monde du jazz contemporain certains s’affublent du  titre de compositeur alors qu’ils tracent quelques schémas et portées au service de l’improvisation, souvent sur des structures rythmiques formatées, on peut dire que Nabatov assume le rôle du compositeur jusqu’au bout tout en se focalisant sur la dimension sonore de l’improvisation. Car ses musiciens sont avant tout des improvisateurs qui envisagent leur démarche dans le cadre composé par S.N. en tant qu’improvisateurs inspirés à la fois par le jazz libre et la composition contemporaine dans une synthèse remarquable. Il y a quelques décennies, Anthony Braxton avait intitulé sa maison d’éditions Synthesis Music en signifiant qu’au cœur de sa démarche de compositeur – improvisateur, il voulait synthétiser ou, mieux, mettre en symbiose le meilleur de chaque univers. C’est ici un excellent témoignage enregistré d’une démarche similaire vraiment réussie. Pour saisir cela, il suffit de considérer l’équipe qu’il a réunie. Son collaborateur le plus proche, le saxophoniste et clarinettiste Frank Gratkowski, qu’on entend ici à la flûte, le saxophoniste ténor Matthias Schubert, le tromboniste Shannon Barnett, le tubiste Melvin Poore, le contrebassiste Dieter Manderscheid, Hans w. Koch au synthétiseur et lui-même au piano. Six pièces de musique de chambre (entre 8 et 12 minutes) qui tentent d’exprimer plusieurs réalités et métamorphoses du temps musical dans différentes réalités sonores, car le temps dit-il mesure la vie humaine et aussi la durée d’un morceau de musique. Et donc il a écrit une série de compositions avec des manières différentes par lesquelles le temps peut être perçu et vécu. Le septet est dirigé par le truchement d’un conducteur digital via l’application Max Msp et un moniteur en vue de chaque instrumentiste.

Waves débute avec de discrètes gouttes de son émergeant d’un océan de silence. Ces éléments se convergent  ici avec un suspense entier et un aspect assez sombre. Les bribes s’allongent quelque peu, se connectant et formant petit à petit un mouvement similaire à des vagues. Vers la fin, elles sont remplacées insensiblement par des formations verticales de masses microtonales, telles une lave sonore se fixant dans un sentiment hors-temps. Pour une grande part de Metamorph, il travaille avec un flux continu, lequel est organisé de manière dialectique. Des fragments de mouvements chaotiques (thèse) sont suivis par des fragments gelés (antithèse - immobile), dans un cercle. Par la suite, une séquence d’accords domine les fragments  « freeze » contribuant à un matériau additionnel pour le solo de sax ténor de Matthias Schubert. Reader est conçu par le compositeur comme un soliloque philosophique récité par Frank Gratkowski à la flûte. Le reste du groupe propose en arrière- plan / ombrage des motifs – gestes verticaux. L’équilibre serein est contrarié dans la partie médiane quand la flûte est rejointe par le synthétiseur de Hans W. Koch. La reprise vers la fin est enrichie par un solo de contrebasse de Dieter Manderscheid. Le but de Repeated est de créer un sentiment de temps suspendu, mais pas entièrement amorphe. Une partition partiellement graphique compacte avec des indications très précises des durées et du temps pour plusieurs actions de mouvements synchronisés au sein de la pression du champ temporel élastique. Je n’hésite pas à dire que c’est tout à fait remarquable et très bien servi par les sept musiciens. Une musique contemporaine ouverte, dynamique  et originale. Etc…  (tel que Nabatov décrit  brièvement ses compositions). Ce sera une belle surprise pour ceux qui se font une idée préconçue du travail musical de Simon Nabatov à travers ses enregistrements plus jazz. Time Labyrinth est une première mouture d’un projet compositionnel de longue haleine, Changing Perspectives. Initiative aussi intéressante que courageuse pour un pianiste réputé à la carrière déjà bien remplie qui s’efforce d’évoluer dans un autre domaine musical avec un réel talent.

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