14 juin 2020

Pascal Marzan & Alex Ward/ Jean-Marc Foussat Daunik Lazro Evan Parker/ Quentin Rollet & Romain Perrot

(VU) Pascal Marzan & Alex Ward Copecod POD 16
https://alexward.bandcamp.com/album/vu

À l’heure qu’il est, pas encore disponible sur le site bandcamp d’Alex Ward, mais déjà écouté plusieurs fois ce compact disc superbement bien enregistré. Son de guitare acoustique nylon extraordinaire entraînant la clarinette endiablée d’AW. Pascal Marzan a une bien curieuse dix cordes, semblable à celle que le grand Narciso Yepes s’était fait inventer et mis au point pour pouvoir jouer les compositions de J-S Bach transcrites pour son unique instrument. Pascal Marzan, c’est plutôt une sorte de Cecil Taylor microtonal de la guitare nylon. Sa main droite est aussi hors norme que sa guitare à dix cordes accordée au sixième de ton. En fait, son accordage particulier où chaque corde est séparée par des intervalles successifs d'un tiers de ton, semble éminemment complexe et simple à la fois.  Il permet par le jeu alterné sur les frettes paires et impaires de produire des intervalles de demi-tons qui n'existent pas dans la gamme par tiers de ton et ainsi de produire des intervalles de sixièmes de tons lorsque des accords sont plaqués à la fois sur les touches (ou frettes) paires et impaires de la guitare. Cet accordage particulier offre la possibilité d'un jeu résolument microtonal, tempéré à 36 notes par octaves. Les accords sonnent  ainsi très resserrés et avec des micro-variations très subtiles, sans aucune référence aux systèmes tonals et modaux occidentaux basés sur des octaves à 12 sons. De plus, le jeu sur les différentes longueurs des cordes placées derrière les accords plaqués par la main gauche ou par un bottle-neck offrent toute une palette d'univers de sons non tempérés. J’ajoute encore que l’altiste Mat Maneri à la suite de son père Joe Maneri joue avec des échelles microtonales dont les intervalles sont encore plus ténus, en douzième de tons, soit 72 notes par octave, et que des compositeurs ont écrit de la musique pour plusieurs pianos accordés entre eux au quart de ton et parfois au huitième et seizième de tons... Anyway !
Le problème de Pascal Marzan est de pouvoir gérer ces possibilités microtonales avec une certaine logique musicale : c’est très complexe. À l’écoute, l’auditeur a l’impression d’entendre un hybride entre la cithare et une sorte de harpe. Ça semble compliqué, mais à l’écoute, on réalise que le musicien a conçu un univers tout à fait original tout comme l’avaient fait avant lui des guitaristes improvisateurs comme Derek Bailey ou Hans Reichel. De toute façon, le duo avec l’extraordinaire clarinettiste britannique Alex Ward, lui aussi guitariste, fonctionne à merveille. Pour initier l’auditeur, Pascal énonce clairement en les détachant nettement quelques phrasés où ces intervalles microtonaux sont reliés logiquement les uns aux autres et développe un enchaînement de motifs qui permet à son collègue d’entrer un dialogue. Les doigtés de plus en plus audacieux et mouvants poussent l’articulation du souffle et son aspect ludique vers plus d’invention et d’intériorité ou dans un jeu de plus en plus sinueux avec une superbe qualité sonore. Souffle énergique, sens de la dynamique, timbre translucide. Quelque soient les cadences des cinq doigts de la main droite, la qualité du toucher sur les cordes reste égale. Utilisation remarquable d’un bottleneck sur les cordes alors que la main droite arpégie à tout va créant des glissandi infinis : les cinq doigts de lamain droite utilisent graduellement et successivement la corde plus haute suivante sans que le passage d'une corde à l'autre se fasse sentir. Magnifique, cette communion sonore où chacun des deux instrumentistes se fait précisément l’écho des qualités de timbre de l' instrument de son partenaire au fur et à mesure que leur sonorité évolue. Les sons tournoient, ondoient, se rengorgent, des brisures se transforment en spirales, ellipses et feux de paille. Salinisation : un jeu subtil sur les résonances des harmoniques de la guitare dix cordes et notes tenues très fines de la clarinettiste. Le but du jeu est de négocier une échappée vers d’autres qualités sonores et des transformations radicales du jeu sans que jamais ne se rompe la dynamique du duo et le constant dialogue. Les facettes très variées du toucher des cordes de la guitare sont confondantes et évoluent des unes vers les autres sans qu’on ne perçoive aucune rupture. Les couleurs, les timbres, ce qui ressemble à des harmonies, les doigtés vivent en perpétuelle métamorphose. Alex Ward fait preuve d’autant de sensibilité que de prouesse, d’autant d’invention que de maîtrise. Ces deux artistes ont de toute évidence un grand bagage musical contemporain classique qu’ils mettent avant tout au service d’un esprit ludique exacerbé, d’un sens intemporel de l’improvisation… Vous entendrez là le sommet de la guitare et le sommet de la clarinette où la technique s’oublie dans une expressivité à la fois délicate et fougueuse, éthérée et à l’orée des bruissements. En musique, il faut savoir outrepasser les écoles, les précédents, les idées toutes faites, pour se plonger dans le vrai plaisir de l’écoute. Pascal Marzan a un talent extraordinaire et de nombreux improvisateurs britanniques parmi les meilleurs en sont convaincus : Alex Ward, Phillip Wachsmann, John Russell, Phil Durrant, Marcio Mattos, Steve Beresford, Neil Metcalfe. Sa musique n’appartient qu’à lui-même. Il en définit brillamment sa conception et on perçoit l’âme profonde qui en infuse ses mouvements les plus secrets avec une évidence impalpable. Son partenaire, Alex Ward a trouvé spontanément l’attitude et l’inventivité pour incarner l’interlocuteur idéal.  
NB : remerciements à Pascal Marzan pour ses explications.

café oto wed 22 jan jean-marc foussat (solo) + j.m.f / daunik lazro / evan parker (trio) : Inventing Chimaeras – Présent Manifeste FOU Records FR CD 38/39

Double CD d’un label qui n’a pas froid aux yeux : FOU Records. Le patron du label, Jean-Marc Foussat est un improvisateur – artiste sonore spécialiste du Sinthy AKS et connu pour ses enregistrements « historiques » de musiques improvisées d’artistes essentiels réalisés avec un enthousiasme militant et généreux. On lui doit des témoignages d’Evan Parker et son Improvisers’Symposium à Pise en 1980, de plusieurs rencontres de Derek Bailey et Company (Epiphany, Epiphanies , Trios 1983), du duo Paul Lovens – Paul Lytton, de Daunik Lazro, Joëlle Léandre, Peter Kowald, Annick Nozati, etc… Au fil des années, il s’est révélé comme musicien électronique ambient décapant, volatile ou saturé auprès d’improvisateurs insignes : Joe Mc Phee, Raymond Boni, Makoto Sato, Daunik Lazro, Fred Marty, Jean-Luc Petit, Urs Leimgruber ... Je me rappelle ce superbe album, Pavillon Rouge, avec le trompettiste Nicolas Souchal et le tromboniste Matthias Mahler, une des plus belles réussites dans sa discographie. Sans parler de Marteau-Rouge, le groupe fétiche qu’il partage avec le batteur free Makoto Sato et le guitariste Jean-François Pauvros et dont un album relate la rencontre avec Evan Parker.  Récemment, le label polonais NotTwo avait publié un beau scoop à la mémoire de Clifford Thornton, héros oublié du free-jazz avec Foussat, Sato, McPhee et Lazro et enregistré live à Nickelsdorf. Lazro, Mc Phee et Parker ont enregistré en trio à deux reprises… Donc, il y a là une communauté d’esprit et d’amitié profondes. Invité à se produire avec carte blanche au Café Oto à Londres, J-M.F. choisit de jouer en solo au premier set et, pour le deuxième set, d’inviter un de ses tous meilleurs potes de France, Daunik Lazro, ici aux sax ténor et baryton et son ami de quarante ans, Evan Parker, ici au sax soprano. Rappelons que Fou Records a publié l’année dernière un coffret de quatre cédés réunissant Derek Bailey, Evan Parker et Han Bennink au Dunois en 1981, un document fascinant (Topographie Parisienne). Les trois voix présentes dans ce subtil et liquide Manifeste alternent spontanément leurs sonorités personnelles dans des faisceaux de boucles, de déchirures, d’harmoniques, de voix transformées (Foussat), sans surcharge ni aucun remplissage. Même si le Manifeste est Présent, soit vivant et lucide, une dimension onirique se dégage subtilement à travers les changements de climats intelligemment négociés par Foussat. Le temps (Présent) est étiré, allongé, évanoui dans les notes tenues, drones et cet art de la répétition de deux notes en constant changement à peine perceptible. Le travail complexe et aventureux de Jean-Marc Foussat est arrivé à maturité et la compagnie de Lazro et Parker en respiration circulaire de l’apaisement à la tension met son talent instantané en évidence. Lazro passe du ténor au baryton à très bon escient, apportant une autre perspective à l’ensemble. Le souffle circulaire d’Evan Parker colle entièrement à la musique, sans qu’il doive faire éclater son extrême virtuosité. Cette structure ouverte de 44’ cogérée sans vouloir marquer des mouvements définis  se déplace comme le temps qu’il fait – vent, brume, nuages, pluie, soleil, orage dans un paysage mouvant sans solution ni fin. Les musiciens semblent perdus dans l’immensité, mais saisissent le moment venu pour nous appeler, réfléchir ou trouver / inventer les sonorités idéales, lueurs qui permettent d’avancer dans ce no man’s land. On les voit tourner sur eux-mêmes, évoluer dans l’espace et la durée, comme si celle-ci revenait à elle. Il est question de sons, d’émotions, d’entrelacs d’ autres formes de conscience. La vocalité intrinsèque des saxophones trouve un lien dans la transformation de la voix de J-M. F. à travers son installation électronique. D’ailleurs, il y a une qualité presque vocale, sensible, dans sa musique : celle-ci facilite sa collaboration avec des souffleurs et quand il met toute la gomme de ses moteurs, le final surgit, encadré par les souffles contrastés et tendus du baryton et du soprano. Pour nous permettre de rentrer plus profondément dans sa démarche sonore, Jean-Marc Foussat nous offre ses Chimères Inventées en solitaire. Mais, il n’est pas seul, il se débat avec les esprits ou démons de sa musique, aléas d’une machinerie qu’il semble laisser hors contrôle.

L’impatience des invisibles Quentin Rollet et Romain Perrot reQords / Décimation Sociale DSCDQR https://quentin-rollet.bandcamp.com/album/limpatience-des-invisibles

Les invisibles dont question dans le titre sont sans doute ceux et celles qui essaient de maintenir leur dignité et quelque espoir alors que la situation vécue n’est pas inspirante du tout et que leurs moyens de subsistance s'amenuisent au fil des mois. Un sentiment diffus de malaise. La pochette nous montre une photo noir et blanc / gris sombre d’une sculpture d’Olivier Bringer faite visiblement de soquets électriques fichés les uns dans les autres un peu bric-à-brac. Comme les deux artistes sont crédités synthétiseurs et électroniques (Quentin Rollet, aussi sax alto et soprano) et claviers électriques, électroniques et voix (Romain Perrot), on n’est pas étonné d’entendre sourdre loops lancinants, drones blafards, grésillements saturés, sifflements hagards… bidouillages low-fi. De temps à autres un des saxophones de Rollet («Q » ) se hérisse et flotte par-dessus les installations bourdonnantes. L’art fumant du noise claviériste et synthétique, marginal et bruitiste de mauvais aloi. Reflet de la nausée ressentie dû au statu-quo des élites formatées et à la destruction programmée du vivant. La voix trafiquée de Romain Perrot maugrée inintelligiblement, mais c’est chargé de sens. Leur musique dérangeante échappe aux formats, à une pratique musicale répertoriée et à une quelconque volonté de prouver quelque chose qui soit de l’ordre de la réussite, d’une esthétique, du fun ou de l’humour ou encore de la rêverie. Peut-être de l’impatience d’un monde – serpent qui se mord la queue en se tirant une balle dans le pied (sans le prendre, expression oubliée des jours heureux)…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......