17 juin 2022

Brötzmann – Van Hove – Bennink 1974 / Vario 34 Günter Christmann Alexander Frangenheim Mats Gustafsson Thomas Lehn Paul Lovens/ Daniel Studer solo

Jazz in Der Kammer 1974 Brötzmann – Van Hove – Bennink. CD label Trost.
https://peterbroetzmann.bandcamp.com/album/jazz-in-der-kammer-1974


Le groupe le plus populaire et le plus délirant et contrasté des premières années '70 dans la mouvance Amsterdam Anvers Wuppertal Berlin dont les huit albums FMP ont largement défrayé la chronique. Ça commence avec le son tranchant et brutal du sax ténor de Peter Brötzmann et un Fred Van Hove tout à l’écoute, répondant du tac-au tac à la moindre inflection du souffleur, lorsque Han Bennink , déjà surexcité, lâche sa clarinette pour s’insérer dans le dialogue des deux compères avec des rafales sur les caisses et écrasement envahissant de sa cymbale antique martyrisée (qu’il brisera un an plus tard.) Brötzm fait alors un petit pas de côté pour laisser toute la latitude à Fred pour s’exprimer au piano. Le pianiste s’emporte et le trio s’emballe un instant, pour changer la vitesse de croisière toutes les vingts secondes. Les grappes de notes à toutes volées sur le clavier sont étonnamment lisibles et colorées inspirant les audaces du batteur en matière de free-drumming : il multiplie les roulements comme un dératé avec un beau sens des nuances et une variété de sonorités (bois, métaux, peaux) très contrastée et "organique". La métamorphose des séquences et leur enchaînement très libre et ultra inspiré était à l’époque aussi inouï et innovant que l'Unit de Cecil Taylor le fut la décennie précédente. Beaucoup hésiteraient à se lancer dans de telles farandoles où le rôle de chaque instrument dans le trio est constamment remis en question. Deuxième morceau : une évocation agressive de Salt Peanuts, un hymne du be-bop naissant enregistré en 1945 par Bird & Diz, interprété en solo par Han Bennink (quelles ponctuations !) et enchaîné par une intervention magistrale de Fred Van Hove au piano (rempli de balles de ping-pong) face à Bennink matraquant un steel drum avec un beat chaloupé , ce qui inspire à Fred une ritournelle issue d’un thème de gamelan en pelog. C’est à ce moment – là que surgit la clarinette éraillée de Brötzmann. Le morceau suivant illustre l’obsession rythmique du batteur se déplaçant du balafon aux tambours, accessoires et grosses cymbales alors que le souffle gargantuesque de Peter défonce la perce de son sax basse. Le point fort de ce trio réside dans les audaces expressives, un sens du contraste et de la provocation excessifs et les associations d’idées les plus inouïes. Jamais dans leur longue carrière, Peter Brötzmann et Han Bennink n’ont connu pareil abattage, cette connivence délirante – dadaïste grâce à la présence d’esprit et l’inventivité relativement humoristique et sarcastique du pianiste, sans doute le plus extraordinaire de sa génération (avec Cecil) et dont la manière débridée et délibérément hybride et fantaisiste est immédiatement reconnaissable quel que soit le matériau musical qu’il malaxe. Sa virtuosité visionnaire et la qualité exceptionnelle de son toucher n’a d’égale que la folie aventureuse du batteur et sa fascination pour le cirque et tous les effets de surprise, sonores, gestuels, verbaux et scéniques. Ses frappes et roulements découlent de l’approche de Milford Graves, influencèrent un Paul Lovens jeune et s’exprimaient alors avec une agressivité assez violente et une subtilité polyrythmique libérée des concepts « batterie » et les réflexes issus de son enseignement. En sus, le contraste inouï entre le son brut et violemment expressionniste de Brötzmann au sax, d’une part et les pianismes sophistiqués, la science musicale de Van Hove, d’autre part, rend leur collaboration détonnante, surréaliste et absolument unique. Déraisonnable. Déconnage et humour persifleur. Il y a aussi l’inévitable duo de clarinettes entre Han et Peter où les anches sont chauffées à blanc et la colonne d’air saturée éclate et explose, le tout ponctué de coups de sifflet et de roulements d’un grosse crécelle alors que Van Hove fait trembler un soupçon de cordes aiguës dans la table d’harmonie. Et au fur et à mesure que défilent les dizaines de minutes des six improvisations de ce concert, l’auditeur retient son souffle face à ce constant renouvellement dans le moindre détail de leur spirales virevoltantes et goguenardes / caustiques et cet esprit d’à-propos dans toutes leurs interventions. Vous tenez ici, un document de haute qualité égal au génial FMP 0130 ou à Outspan Zwei, le LP du trio qui n’a pas encore été réédité. La folie intégrale !!

Remarque orthographique : on écrit le nom de Van Hove avec un grand V en lettres capitales comme il sied pour un roturier. Le van "minuscule" est l'équivalent en néerlandais du "petit" "de" de la langue française , préposition attribuée à l'aristocratie. Cette erreur a été commise systématiquement par Jost Gebers de FMP sur toutes les affiches et pochettes de disques, malgré les récriminations de Fred Van Hove.
Remarque phtographique : sur la photo de pochette, on voit clairement Brötzmann se désaltérer avec un verre de bière (brune) ! Comme P.B. éclusait pas mal de bière sur scène entre chaque solo, cela laissait le champ libre aux deux autres pour se mesurer

Vario 34-3 free improvised music. Günter Christmann Alexander Frangenheim Mats Gustafsson Thomas Lehn Paul Lovens Corbett vs Dempsey cd073
https://corbettvsdempsey.bandcamp.com/album/vario-34-3

Corbett vs Dempsey nous a habitué à des rééditions soignées d’albums rares (Sun Ra, Brötzmann, ICP, McPhee, Lacy), mais aussi à des enregistrements neufs assez récents comme ce Vario 34, le groupe à géométrie variable du tromboniste – violoncelliste Günter Christmann au personnel mouvant. Il s’agit du troisième album de l’édition n°34 auquel avait participé le guitariste Christian Munthe, absent pour cette dernière version avec cette équipe de rêve, laquelle se décline en deux duos, deux trios et cinq tutti, assez courts. Le plus long culmine à 7:45, alors que la plupart font dans les quatre minutes. Le but du jeu est de varier les occurrences instrumentales et personnelles afin d’offrir aux auditeurs un panorama varié et complémentaire d’échanges improvisés, libres et spontanés entre praticiens remarquables de cette expérience musicale. Expérience d’une vie somme toute, car Paul Lovens et Günter Christmann, acolytes de toujours, en furent les initiateurs les plus remarquables à se distinguer des schémas « free jazz » pour incarner une musique formellement plus ouverte, nuancée, interactive et pointilliste, assez voisine de celle des compositeurs contemporains alternatifs. Avec une constante Christmannienne dans l’exigence esthétique : la brièveté de chaque improvisation doit coïncider avec une variété – déclinaison de formes en métamorphose constante avec un maximum d'inventivité. Interpolations de motifs et de signes qui s’excluent et se livrent une chasse permanente où la variation sur une « idée » ou un motif est exclue au profit d’une fuite en avant , cadavres exquis bruitistes où se dessinent l’ombre de Webern et la stochastique xenakienne. Les « idées » se bousculent dans le vif du sujet et imposent leur étrangeté. Un des albums de Vario 34 était composé de duos et trios (edition explico / Blue Tower BT05 1993) et sa pochette contenait deux morceaux de papier de verre formant un paysage brut. Le suivant contenait uniquement des morceaux contrastés et centripètes en sextet avec les mêmes : Christmann - Frangenheim - Gustafsson - Lehn - Lovens - Munthe (Vario 34 – 2 water in plural – concepts of doing/edition explico). Je rappelle les instruments : Günter C., trombone et cello, Frangenheim, contrebasse, Gustafsson, saxophones, Lehn, synthé vintage, Lovens, percussions et Munthe, guitare. Ce troisième enregistrement, Vario 34-3, date de 2018 et est aussi l’ultime document de la paire Christmann - Lovens réunie, car, depuis, tous deux ont mis fin à leur carrière, et le point final de plus de cinquante éditions de Vario. Certains diront que ce groupe n’a quasi pas évolué au fil des années et des décennies, on rétorquera que c’est en fait une musique acoustique intemporelle activée par des intentions et des invariants – attitudes musicales profondément déterminées qui semblent immuables, mais atteignent pleinement un but reconduit à chaque échéance. Mise en commun d’une recherche sonore instrumentale à la fois spontanée et le fruit d’une pratique très réfléchie, leur musique évolue dans l’instant en s’échappant furtivement et délibérément de ses propres règles sans se fixer dans des éléments reconnaissables, harmonies, rythmes, formes mélodiques. On y pourchasse les politesses trop évidentes ou les inanités pour se concentrer sur les gestes et les timbres essentiels, rares, les arcanes sonores d’une dérive poétique. Au menu, un parfum de concision, des formes courtes faussement évasives aux paramètres en constante mutation. On a à peine le temps de s’habituer à un mood que l’eau a déjà coulé sous les ponts en deux secondes, la source s’est tarie mais le jet d’idées surgit ailleurs, en aval ou dans les tréfonds de la conscience. Chacun en fait ce qu’il veut, personne ne parvient à tout saisir et en appréhender pleinement le cheminement. Quelque chose nous échappe toujours, même si on est émerveillé. Thomas Lehn agite les murmures, ronflements ou stridences analogiques d’un synthé inhumé d’un reliquaire psyché avant-garde 70’s et muni de multiples boutons et curseurs colorés. Actionnant baguettes et balais sur les peaux de trois tambours et une paire rouge et verte de drums chinois, les cloches, grattoirs crotales, cymbales (dont une étrange, parfaitement horizontale) avec une gestuelle qui n’appartient qu’à lui, Paul Lovens semble être l’ordonnateur de la séance ne jouant qu’à bon escient dans un style où le silence est aussi important que les brefs et résonnants coups de pédale sur une grosse caisse d’outre-tombe. Mats Gustafsson n’a de cesse de hurler / couiner dans l’extrême vocalisé du bec de son sax soprano en tordant le cou à la colonne d’air pressurée par la violence du souffle, l’agile articulation et la pince des lèvres sur l’anche constamment relâchée à la cadence de nano-secondes éruptives. Arcbouté sur la touche de sa contrebasse, Alex Frangenheim, l’archet en pagaille, contraste hardiment avec les oscillations vif-argent du maître de cérémonie, que ce soit à l’embouchure folâtre ou à l’archet virevoltant sur les cordes du violoncelle d’un contrebassiste d’un autre temps. Les tutti sont alléchants et résument à eux seuls l’improvisation libre collective (à cinq !) ludique et peu prévisible. On a aussi plaisir de saisir le trio F/G/L ou le duo C/L soit Christmann au trombone et Lehn à l’électronique … Adieu, donc, Günter ! Tu nous a laissés des instants inoubliables inscrits dans l’espace sonore par le biais d’une singulière écriture automatique et le timbre de l’air compressé dans le pavillon.
P.S. Je rappelle ses équipages avec Paul Lovens et Maarten Altena ou Torsten Müller , ses duos avec Detlev Schönenberg ou Tristan Honsinger, ses participations au Globe Unity Orchestra, au King Übü Örkestrü et au Peter Kowald Quintet et son implication incontournable au sein des Höhe Ufer Koncerten sur plusieurs décennies. Il y a aussi un LP avec Torsten Müller, La Donna Smith et Davey Williams qui fut réédité par John Corbett dans sa série AMS - Atavistic, le label précurseur de Corbett vs Dempsey. En outre, G.C. a publié de nombreux CD'r passionnants sur son label Edition Explico et FMP a "Trio!" à son catalogue, un trio avec Mats G et Lovens datant des années 90 et mis en vente il y a un dizaine d'années.

Daniel Studer Fetzen Flieger Wide Ear Records WER 064
https://www.wideearrecords.ch/releases/wer064-daniel-studer-fetzen-fliegen

Album solo de contrebasse du très pointu Daniel Studer. Cet improvisateur Zurichois joue régulièrement en tandem avec le contrebassiste Peter K Frei qui avait lui-même enregistré avec Paul Lovens et le pianiste Urs Voerkel (R.I.P) en 1976 dans l’album FMP 0340 Voerkel-Frey Lovens, avec sur la pochette la photo du plus petit radiateur possible. Aussi, Gramelot était un vinyle fétiche de l’impro des primes années 80 qui a échappé aux indécis (Frey-Seigner-Zimmerlin). Frey – Studer ont enregistré au moins deux albums incontournables pour qui est intéressé par les possibilités sonores innovatrices de la contrebasse (Zwirn - Creative Sources CD 239 et ZIP- Leo Rds cd 891) et des associations improvisées aventureuses ( Zurich Concerts 15 years of Kontrabass Duo Frey- Studer avec John Butcher, Jacques Demierre, Gerry Hemingway, Harald Kimmig, Magda Mayas, Giancarlo Schiaffini, Jan Schlegel, Michel Seigner, Christian Weber et Alfred Zimmerlin Leo Rds CD 750/751), mais aussi Zeit avec Jürg Frey & Alfred Zimmerlin. Avec le violoncelliste Alfred Zimmerlin et le violoniste Harald Kimmig, Daniel Studer forme un super String Trio coupable d’un trésor d’album : Im Hellen hat(Now) Art 201 d’une cohésion extrême autour d’une identité sonore unique. Ce même String Trio s’est réuni consécutivement avec John Butcher (RAW Leo Rds CD 766) et George Lewis (Kimmig-Studer-Zimmerlin & George Lewis ezz-thetics 1010) pour nous livrer de véritables chefs d’œuvre aussi instables que transcendants. Comme ces albums ont été produits ces cinq-six dernières années, ils sont en fait toujours d’une actualité brûlante. Je dirai même plus, qu’on ne peut pas faire un état des lieux de l’improvisation libre ou composition instantanée contemporaine sans que les initiatives de Daniel Studer et ses complices soient mentionnées, écoutées et prises en considération. Travail intense au sein d’une communauté parce que le besoin de jouer au jour le jour avec ses proches collaborateurs Zurichois, Frey, Zimmerlin, Markus Eichenberger et l’Allemand de Fribourg (DE- 79098), Harald Kimmig, assez loin des scènes rutilantes du post free-jazz testostéroné, est vital. Alors vous pensez bien, si un album solo de Daniel Studer vient jusqu’à moi, c’est la fête.
Comment décrire son travail et son état d’esprit, outre le fait avéré que DS jongle avec les techniques les plus avancées de la contrebasse avec une maîtrise exceptionnelle de l’instrument ? Plutôt que d’enlacer un roman - fiction narrative et imagée, Daniel Studer transmet son art comme le témoignage sur le champ du praticien-philosophe mettant en exergue un art de la sculpture gestuelle des sons dans un temps dont le moindre instant est chargé de sens. Dans le premier morceau, il inscrit sa griffe dans une constante de silence qu’il oblitère par à-coups, chocs sonores obtenus par une frappe singulière des cordes avec la base du chevalet, suivi – alternant avec un murmure à peine audible. Il va chercher les vibrations et les résonances physiques de ce gros violon verticalement penché sur son épaule et contre sa poitrine du côté du cœur, l’archet et les doigts en tension à la fois zen et hyperactive, révélateurs de l’univers des quatre grosses cordes tendues entre les clés, la touche, le chevalet et le cordier. Cet espace physique xylovibrant est le point de mire multiple qu’il ausculte inlassablement pour le faire chanter, crisser, murmurer, rebondir, gronder, strier, frémir, exploser en renouvelant expressément – expressivement les images défilantes qui s’imposent à nous, transformant leur densité, leur miroitement, l’irisation de ses harmoniques, la percussion de ses frappes col legno, les textures aléatoires dans une recherche intense entre le temps qui s’arrête, celui, centrifuge et éperdu, d’oscillations giratoires et toutes les phases de jeu qui s’impriment dans la mémoire ou échappent à notre perception. Il ne s’agit pas ici et seulement de considérer une œuvre, un parcours esthétique mais plutôt que de se joindre à un acte qui rende à l’instant vécu toute sa dimension créative auquel l’expérience, la mémoire et les intentions profondément intimes de l’artiste, son écoute intérieure s’incorporent naturellement. L’état de nature de la musique.
Mais ce n'est pas tout ! Je dois insister sur le luxe dans la documentation de ce chef d'oeuvre de la dérive improvisée aux intentions très déterminées. En effet, en achetant le CD en lui-même, l'auteur nous fait un magnifique cadeau : un code secret de téléchargement qui donne accès aux "stereo mix", au "binaural mix et aux vidéos de la performance, elle-même enregistrée dans un espace anéchoïque et cet enregistrement est mixé et préparé de manière que l'auditeur fasse l'expérience d'écoute de l'espace acoustique depuis le point central de la contrebasse. En outre , la video de Lisa Boffgen est pensé d'un point de vue musical, apportant des fragments visuels qui ajoutent un courant supplémentaire pour saisir la signification et raison d'être de la musique. Magistral !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......