15 septembre 2024

Urs Leimgruber Duos w : Joëlle Léandre Magda Mayas Dorothea Schurch/ Karoline Leblanc Paulo J Ferreira Lopes/ Mia Zabelka Yoko Miura Lawrence Casserley

AIR Vol 2 Urs Leimgruber Duo with : Joëlle Léandre Magda Mayas Dorothea Schurch 3CD Creative Works CW1076
https://www.creativeworks.ch/home/cd-shop/cw1076ccd/

Le Volume deux du projet AIR du souffleur Urs Leimgruber au sax soprano en compagnie de trois musiciennes improvisatrices essentielles : la contrebassiste Joëlle Léandre, la pianiste Magda Mayas ici au « clavinet » et la vocaliste Dorothea Schurch qui joue aussi de la scie musicale ou singing saw en anglais. Le 1er volume d’Air en 4 CD réunissait Thomas Lehn, Hans Peter Pfammatter, Jacques Demierre et Gerry Hemingway, chacun en duo avec Urs. Suite au travail intense de Steve Lacy, le saxophone soprano a acquis droit de cité dans les sphères du jazz contemporain ainsi que du « jazz libre » et/ou de l’improvisation libre collective. Steve a effectué une recherche novatrice sur la technique et la philosophie de ce saxophone particulier en en étendant son registre au-delà de « l’aigu » en maîtrisant ses harmoniques et en créant une grammaire sonore, une nouvelle syntaxe et des formes musicales révolutionnaires qu’il synthétisait dans un système de compositions ouvertes et polytonales, tout en étant inscrites dans la trajectoire du jazz moderne et de souffleurs aussi incontournables que Lester Young et Sonny Rollins. Ce dernier point mérite sans doute une explication de ma part. Mais passons. La génération suivante a vu l’éclosion de saxophonistes soprano de très haut niveau qui ont élargi et transcendé ce territoire lacyen avec d’autres techniques, d’autres intentions esthétiques, d’autres sensibilités dans le cadre de l’improvisation totale. Parmi les praticiens de cet instrument difficile qu’est le sax soprano dans le contexte de son évolution, il faut absolument citer Lol Coxhill, Evan Parker, Michel Doneda et Urs Leimgruber, mais aussi Trevor Watts au sein du Spontaneous Music Ensemble et Larry Stabbins qui fut le premier improvisateur de cette énorme scène londonienne à prester une performance de saxophone solo à l’étage du Ronnie ‘s Scott Club en 1973, à la même époque que les premiers concerts solo de Steve Lacy. (Théâtre du Chêne Noir, Avignon). Il y en a d’autres comme John Butcher, Adrian Northover ou Martin Küchen et au sopranino, JJ Duerinckx et Dirk Marwedel. Aussi, dès 1967, John Stevens a assigné une place particulière au sax soprano, joué respectivement et successivement par Evan Parker et Trevor Watts en duo avec sa mini batterie dans une démarche d’exploration sonore, et d'écoute mutuelle intense dans une dimension rythmique libre et télépathique. C’est à la suite de ce long cheminement musical qu’Urs Leimgruber a été amené construire sa musique dans l’instant en se servant d’un large éventail des possibilités soniques et expressives de cet instrument difficile à maîtriser. Si la démarche d’un Steve Lacy consiste à jouer ses nombreuses compositions et celle d’un Evan Parker est de créer des compositions instantanées en multipliant les boucles et les harmoniques émises en souffle « circulaire » avec l’ « illusion d’une polyphonie », celle de Leimgruber s’apparente à celle d’un poète des signes et des gestes comme s’il dérivait à travers ses impressions et ses émotions instantanées sans se fier à une quelconque logique ou un plan déterminé. C’est devenu très clair avec ses récents albums AIR Vol1 et le solo magique de Now and Always.
Joëlle Léandre initie les 7 pièces de leur duo comme si elle voulait établir spontanément une structure, une suite dans les idées avec une belle expressivité face aux sonorités extrêmes soufflées au creux du silence et du bout des lèvres. Torsades à l’archet qui veulent coïncider un instant avec le battement de la langue sur le bord de l’anche ou d’harmoniques évasives. Dialogues précis et écarts nourrissant de nouvelles recherches. Une qualité intime dans l’expression, prendre tout son temps pour joue. Qualité du son de la contrebasse et souffle racé au soprano qui s’évanouit dans l’air quand le frottement de l’archet gronde et fait vibrer ces graves magnifiques ou éclate en morsures incisives, puis résorbées dans des boucles à deux notes et des étirements de textures. Mais au fil des morceaux improvisés, la contrebassiste se laisse prendre au jeu et réagit spontanément dans l’instant aux incursions sonores d’Urs dans les recoins de son soprano, ses nuances infinies, laissant les traces de sa personnalité entière et de sa rage de jouer du tac-au-tac. Que voulez-vous faire quand le souffle consiste à grogner et bruiter dans le bec ou le pavillon ou à se livre à des interjections subites et intermittentes ? Point de politesses, ni de façons, on est dans le vif du sujet de l’improvisation libre et dans son devenir imprévisible, musique à la fois sincère, sauvage et sans détour, attirant l’ouïe et la sensibilité des auditeurs dans leur intimité profonde, celle des deux musiciens en dialogue et celle de celui qui découvre au même instant que ces deux-là. On oublie alors qui fait quoi et quoi faire quand survient ceci ou cela : l’indépendance est totale mais l’écoute aussi Une belle aventure ouverte sur l’inconnu.
Le jeu de Magda Mayas, personnalité musicale bien différente de Léandre, se sert du piano en grattant, grinçant ou pinçant les cordes, celui-ci devient harpe mécanique, machine à bruits, objet résonnant, méconnaissable, un chambre résonnante et vibrante. La contrepartie d’Urs Leimgruber s’envole en spirales tronquées, fragments mélodiques saturés, harmoniques effeuillées, hyper-aigus surréels jouées avec d’exquises nuances acides, perçantes ou corrosives. De multiples changements de registre se font jour et leur duo s’enrichit de leur imaginaire instantané et sautes d’humeurs existentielles. Le caractère improbable de leurs interactions voilées et tangentielles se prolongent dans le duo avec la vocaliste Dorothea Schurch avec laquelle Urs a travaillé au sein de l’Ensemble 6ix (avec Lehn et Demierre avec qui il a gravé AIR Vol 1 et collabore dans le trio LDL, Roger Turner, son partenaire duettiste et Okkyung Lee). Dorothea incarne un véritable phénomène vocal intensément sonore hors des sentiers battus de la vocalité free : un véritable exploratrice aussi explosive qu’elle peut se révéler introvertie. La photographie sur la pochette la montre avec une sorte de porte-voix déformant et amplifiant de curieuses occurrences sonores fragiles, murmurantes, sifflantes, hullulantes, bourdonnantes jusqu’à ce que son gosier éructe, grogne outrageusement, émet des borborygmes, la vocalité sauvage brutalise et râcle les cordes vocales qui vibrent comme une machinerie découpant du métal ou broyant du granit. Le morceau suivant un filet de voix sifflant évasivement - ou est ce la scie musicale (?)- fait écho au souffle doucement flûté des harmoniques du saxophoniste. On est autant dans le bruitage éruptif, expressionnisme brut que dans un rêve éveillé tout en délicatesse et poésie au creux d’un silence hanté. Des musiques organiques, spontanées, ouvertes à la recherche de sons : un intense vécu !

Karoline Leblanc Paulo J Ferreira Lopes Edge Once Fractured atrito afeito 013
https://karolineleblanc.bandcamp.com/album/edged-once-fractured

Ce n’est pas la première fois que la pianiste Canadienne Karoline Leblanc et le percussionniste Paulo J Ferreira Lopes enregistre : The Way Wends Round, un album solo de Leblanc pour lequel Ferreira joue sur trois morceaux comme batteur et pour le même label. Edge Once Fractured contient seule longue improvisation superbement enregistrée de 32 :36 où fusionnent complètement les sonorités produites par l’activité instrumentale exploratoire dans un véritable pandémonium sonique « méta-musical » (cfr AMM). Les deux acolytes trustent une douzaine d’instruments : K.L. , clavecin, piano, orgue à tuyaux, hochets en bois, corne en coquillage, bulbul tarang et taal ; P.J.F.L. , gongs, tinplates, ressorts, cymbales et cloches. C’est lui aussi qui a réalisé la décoration de la pochette. Pour information, un bulbul tarang est un instrument indien à cordes et clavier connu au Balouchistan sous le nom de benju et provient du Japon où il sert d’instrument pédagogique. Un remarquable CD Buda – Musiques du Monde produit par Jean During, un expert reconnu des musiques d’Asie Centrale, contient de magnifiques morceaux où le benju rivalise avec la vièle sorud (Balouchistan Bardes du Makran). Le piano de Karoline et toutes les nuances et trouvailles sonores dans les cordes du piano avec son infinie résonance occupe une place centrale dans cet enregistrement superlatif. Leur musique est si minutieusement bien intégrée qu’on a la sensation qu’il n’y a qu’une seule personne, une seule voix. Cela me fait songer au titre du premier album de l’extraordinaire duo de Paul Lovens et Paul Lytton , « Was It Me » ? (Po Torch – jwd 1) enregistré en 1976. Bien sûr on devine que c’est bien Karoline Leblanc qui actionne les cordes du piano dans de multiples facettes. Mais tout ce qui est joué ici participe d’une mise en commun totale d’une qualité rare. Il n’y a pas de « rythmes » , de pulsations, d’harmonies etc… seulement des sons qui s’étendent dans l’espace, suspendus, vibrants, s’éteignant, se complétant avec une intensité relâchée. Un déroulement infini dans le temps de strates sonores métalliques, crissantes, réverbérantes, scintillantes, sourdes , irisées, qui naissent les unes des autres comme par enchantement dans un souffle aussi ténu que puissant. Edge Once Fractured est un album cinq étoiles où les musiciens subliment l’acte de jouer et de partager sans doute au-delà de leurs limites musicales et instrumentales. Frémissant! Fabuleux !

MYL trio Mia Zabelka Yoko Miura Lawrence Casserley Parallel Universes. Setola di Maiale SM 4760
https://miazabelka.bandcamp.com/album/parallel-universes

La violoniste Mia Zabelka apporte sa voix à ce trio d’improvisation peu commun qui réunit la pianiste Yoko Miura et le signal processing instrument de Lawrence Casserley, une extraordinaire installation de transformation du son en temps réel dont Lawrence est le créateur. Chacune des trois personnalités est bien différente avec son univers personnel qui comme m’indique le titre de l’album évoluent dans de curieux parallélismes, arcanes d’interactions pas directement évidentes. Les sonorités issues du processing de Lawrence peuvent s’incarner dans une multitude de textures, dynamiques, transformations inouïes de l’enveloppe sonore, vitesses, glissandi, harmonies surréelles dans une plasticité surprenante. Quand on songe qu’il ne fait que capter les sons de ses acolytes pour les métamorphoser immédiatement… 6 improvisations enregistrées en tournée à Göteborg, Stockholm et Ostrava à la fin de l’été 2023 aux durées longues (15 et 22 minutes) ou écourtées et concentrées entre 3 :48 et 6 :37. S’y développent l’intuition de l’instant, l’infini et l’indéfini, l’imagination réactive, les échanges fructueux. On procède autant au dialogue qu’à l’étagement, on exprime l’étonnement et des fuites en avant instrumentales happées soudainement par les micros du signal processing de Casserley qui en distille de complexes métamorphoses ou alors s’insère subrepticement entre les fréquences de ses deux collègues. Yoko Miura est la prêtresse d’haikus polymodaux cristallins où consonnance et dissonance interfèrent subtilement avec des passages soufflés et languissants au mélodéon (une sorte de mélodica). Quand elle ne hulule des vocaux contorsionnés, l’archet de Mia Zabelka fait osciller des spasmes texturaux boisés dont Casserley transforme l’enveloppe sonore en en projetant le trafic du processing instantané en décalage. Mia est « complètement free » tant au violon qu’avec sa vocalité complètement éclatée alors que Yoko est attachée à une pratique du piano « plus conventionnelle », ou cristalline. Chacune des deux instrumentistes, cordes ou clavier, gravite dans son propre univers parallèle (cfr le titre Parallel Universes) comme si elles jouaient chacune leur propre musique sans essayer de faire coïncider ou se rencontrer leurs actions, harmonies, pulsations ou alors de très loin grâce à leur sens précis du timing. Tout au crédit de Lawrence Casserley, cet art inné (et expérimenté) de créer des sons, des formes, des dynamiques, des actions (cascades, vents, tourbillons, nappes en constante évolution, sifflements, grondements. qui rassemblent et intègrent ses collègues dans une totalité qui révèle petit à petit toute sa cohérence. Il y a là des moments éphémères iridescents ou fantomatiques, élégiaques ou centrifuges, des paysages sonores qui se distinguent tant par leur originalité, leur clarté ou l’art achevé de clairs – obscurs. Sans doute un des projets les plus réussis que ces trois artistes ont mené à bien.

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